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s’acquitter lui-même, en lui imposant une condition importante cependant : c’est qu’elle ne rétablirait jamais les institutions qu’il avait détruites. Cette restauration d’un ancien système prit le nom nouveau de centralisation, lien artificiel qui permet aux individus de vivre en même temps réunis et isolés, et qui, par son action générale, dispense chacun de sa participation aux affaires publiques. Ce mécanisme politique est si bien le seul lien qui chez nous relie les hommes, qu’aussitôt qu’il disparaît, la France présente l’aspect d’une fourmilière écrasée par le pied d’un passant.

Dès-lors, ainsi qu’on l’a très bien dit, toutes les affaires qui n’ont pas été nos affaires particulières ont été les affaires de l’état. La vie privée en France a toujours été séparée de la vie publique, mais la séparation est devenue plus large qu’elle ne l’avait jamais été. L’individu n’a eu, pour ainsi dire, rien à faire ; nul motif d’action générale, nulle occupation dont quelque ingénieux mécanisme ne pût se charger aussi bien que lui. L’état pense pour l’individu, délibère et avise pour lui. C’est bien là, si l’on veut, une espèce de liberté, mais c’est une liberté qui consiste dans une diminution et non dans une augmentation de responsabilité.

Nous pouvons nous dire libres, si nous entendons par liberté le droit de ne disposer de notre temps qu’à notre profit ; mais c’est une liberté stérile, et sous son influence l’individualité s’affaiblit à vue a"œil. D’où peuvent venir à l’individu soumis à un pareil régime la sagesse, l’expérience, le caractère, l’esprit de résistance, l’intelligence des intérêts qui lui sont communs avec tous ses semblables ? Pour constater cette diminution de l’individualité, on n’a qu’à prêter l’oreille aux mille conversations que l’on entend chaque jour ; on pourra se convaincre ainsi à peu de frais que beaucoup de nos contemporains sont devenus incapables de comprendre une question d’intérêt général. Droits et devoirs, principes politiques sont plus éloignés d’eux que la révolution de la Chine ou la religion du grand-lama ; ils en parlent avec une certaine curiosité banale comme d’une chose lointaine et étrangère sur laquelle ils demanderaient des renseignemens, ou avec une indifférence froide qui indique que tout cela est pour eux du domaine de l’inconnu. L’éducation politique de l’individu est certainement moins avancée aujourd’hui qu’au XVIIIe siècle, et il n’y a pas à s’étonner de ce fait, car la séparation entre les affaires publiques et les affaires privées était moins grande qu’aujourd’hui, et bien loin d’être détruit, le système contre lequel l’individu avait protesté a été reproduit sous une nouvelle forme, plus ingénieuse, mais moins propre encore à développer le sentiment de la vie publique.

Ce n’est pas seulement dans les relations de l’individu avec l’état