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politique que cette diminution de la personnalité peut se remarquer. Cette habitude de séparer les affaires générales des affaires privées a produit à la longue dans la vie intellectuelle un résultat des plus bizarres, qui mériterait d’être décrit par la plume d’un satirique. Nous avons porté dans le monde de l’intelligence je ne sais quelle fausse application du principe de la division du travail. Les économistes et les philosophes se sont lamentés sur certaines conséquences, déplorables en effet, de ce système ; ils ont gémi à bon droit sur le sort du malheureux ouvrier qui passait toute sa vie à fabriquer une tête d’épingle. Gardons un peu de cette compassion pour nous-mêmes ; nous aussi nous commençons à ne fabriquer que des têtes d’épingle. Nous écartons si bien de notre personne tout ce qui ne nous touche pas directement, que non-seulement nous n’existons plus que pour notre profession, mais que nous retranchons de notre profession toutes les branches qui ne peuvent pas nous rap porter un profit immédiat. Nous ne voyons rien en dehors de notre profession, et dans celle-là même nous ne voyons qu’un point unique, De là la rage des spécialités, qui est devenue un des fléaux de notre époque, et qui finira par affaiblir l’intelligence humaine mieux que ne pourrait le faire l’abus des narcotiques les plus mortels. Nous avons bouleversé les lois de l’esprit : on tenait jusqu’à présent que la partie devait avoir nécessairement des rapports avec le tout ; nous avons découvert le contraire. Aussi est-il dangereux de consulter les hommes de notre temps sur d’autres points que leur profession. Vous êtes étonné de leur sagacité sur des choses de détail ; enlevez-les à leur métier, ils révèlent une nullité désespérante. Les professions libérales elles-mêmes ne servent plus à donner comme autrefois à l’homme une idée générale de la vie. Sous l’influence de ce despotisme croissant de la profession, les intérêts privés peuvent aller en se multipliant, je le veux bien, mais ce qui est certain, c’est que l’individualité diminue.

Tout faible qu’il est cependant, l’individu n’en est pas moins fort redoutable à notre époque, car s’il n’a pas de qualités bien saillantes, il a au moins un vice bien tranché. S’il n’a pas la science de la liberté, il a le goût de l’anarchie. Moins sa vie individuelle est unie à la vie générale, et plus il est formidable à son voisin. Ne cherchant en tout que son intérêt privé, il ignore le scrupule ; habitué à être comprimé, il ignore la contrainte volontaire. Comme il ne connaît d’autres obstacles que des obstacles extérieurs, il marche jusqu’à ce qu’il soit arrêté. Il doit ce caractère anarchique aux leçons que lui ont données à la fois l’ancien régime et la révolution. Ce caractère anarchique, envahissant, ce mépris des droits d’autrui, cette révolte contre toute contrainte, se rencontrent du haut en bas