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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/722

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vers. En reconnaissance des services rendus aux lettres et aux lettrés, les poètes du temps d’Auguste, c’est-à-dire les plus grands poètes de Rome, l’ont divinisé. Pardonnons-leur, si l’on veut, mais ne les prenons pas au mot.

La poésie a rendu encore un autre service à la mémoire d’Auguste. Un des chefs-d’œuvre du génie de Corneille et du génie humain s’appelle la Clémence d’Auguste. Voltaire a été jusqu’à révoquer en doute la conspiration de Cinna, et je suis très porté à en faire autant, car, Suétone, qui énumère et les traits de clémence d’Auguste et un certain nombre de conspirations tramées contre lui, ne parle point de celle-là, car les deux seuls auteurs qui en fassent mention, Sénèque le rhéteur et l’historien Dion Cassius, à qui ce nom pourrait aussi parfois s’appliquer, ne s’accordent pas sur l’époque de cet événement, que l’un place vingt ans plus tard que l’autre ; mais quand on admettrait la vérité du fait, il faudrait avouer que, dans tous les cas, nous le connaissons très mal. On me permettra de ne pas attribuer à Auguste les belles choses que lui fait dire Sénèque, pas plus que je ne mets sur le compte de Livie le bavardage déclamatoire que Dion Cassius place dans sa bouche. Le fait, réduit à lui-même, est un conspirateur gracié à une époque où personne ne conspirait plus. Ici encore la poésie n’a-t-elle pas servi merveilleusement la mémoire d’Auguste ? Et cependant, quand on y songe, si l’on retranche la déclamation parfois éloquente de Sénèque et le langage sublime de Corneille, qu’y a-t-il tant à admirer dans tout ceci ? Ce fut dans la dernière partie de son règne et de sa vie qu’Auguste pardonna, dix ans avant sa mort, selon Dion Cassius ; il n’avait plus alors d’ennemis qu’il pût redouter. À en croire Sénèque, il y aurait eu bien de l’étalage dans cette facile générosité. D’autres souverains ont pardonné à des conspirateurs sans les humilier de la magnifique condescendance avec laquelle ils voulaient bien leur laisser la vie. Faire accepter à Cinna une faveur de celui qu’il avait voulu assassiner, le consulat, — c’était le dégrader de manière à ce qu’il ne pût plus être dangereux. J’avoue que malgré ma profonde admiration pour Corneille, le sujet de la pièce m’a toujours déplu. Je ne puis m’intéresser beaucoup à cette clémence[1], que Sénèque lui-même a appelée si justement une cruauté fatiguée, ni à Cinna, qui va d’une violence dont rien ne motive l’excès à un scrupule dont rien n’explique la venue. Emilie a des sentimens plus mâles que tout ce qui l’entoure ; mais je ne serais pas fâché qu’il l’eût dans la pièce

  1. Voltaire dit très justement : « Si l’histoire de Cinna est vraie, Auguste ne pardonna que malgré lui, vaincu par les raisons ou les importunités de Livie, qui avait pris sur lui un grand ascendant, et qui lui persuada que le pardon lui serait plus utile que le châtiment. Ce ne fut donc que par politique qu’on le vit une fois exercer sa clémence ; ce ne fut certainement point par générosité ! »