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à suivre ces grands modèles ? Si elle en a produit, quel a été le prix de leurs efforts ?

Quand on parcourt les annales de la Russie depuis Pierre le Grand, quand on étudie les règnes de Pierre II, d’Anna Ivanovna, d’Elisabeth, de Pierre III, de Catherine II, de Paul Ier, on cherche en vain un personnage que l’on puisse ranger parmi les hommes d’état dignes de ce nom. Des serviteurs habiles, d’ambitieux aventuriers, des courtisans, des favoris, la cour des tsars en est pleine ; un homme d’état, il n’y en a point. Comment un ministre songerait-il à réformer la chose publique, quand il s’agit avant tout de se maintenir au pouvoir en déjouant sans cesse des intrigues de palais ? Vous trouverez bien dans l’histoire des Moscovites un homme de guerre comme le maréchal de Munich, un courtisan comme Menchikof, un politique comme Biren ou Ostermann, sans compter le troupeau des rois de l’alcôve : n’y cherchez pas un homme de la race de Colbert.

C’est seulement à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe que les conseillers sérieux eurent occasion de se révéler. Lorsqu’Alexandre monta sur le trône, la carrière ne fut plus aussi rigoureusement fermée aux innovations salutaires. On sait combien le fils de Paul Ier était prompt à l’enthousiasme ; il fut possible dès-lors à maint esprit d’élite de séduire le monarque et de l’intéresser à de grands desseins. N’était-ce pas l’époque où la révolution française venait de renouveler le monde ? Ses adversaires mêmes n’avaient-ils pas été obligés de lui faire des emprunts ? Catherine II avait eu beau abandonner après 1792 le patronage qu’elle exerçait depuis vingt ans sur la philosophie européenne : ce n’était pas en vain que Voltaire, Diderot, d’Alembert, Beaumarchais, avaient propagé les idées de la France au sein de l’aristocratie moscovite. Figaro en 1784 s’était produit devant le fils de Catherine II, voyageant à Paris sous le nom de comte du Nord, et le comte du Nord avait applaudi à ses définitions de la noblesse, de la politique et de la liberté de la presse[1]. Je sais bien que certains monarques approuvent volontiers dans un état voisin les hardiesses d’esprit qu’ils goûteraient médiocrement chez eux ; il est avéré cependant qu’il existait à Saint-Pétersbourg une tradition libérale, et qu’unie à une sorte de mysticisme chevaleresque, elle se manifesta sous Alexandre. S’il a été permis à un ministre russe de regarder comme possible la réforme de l’état, c’est dans cette période que nous le trouverons ; mais que d’obstacles encore se dresseront sur sa route ! Le cœur d’Alexandre est généreux,

  1. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1853, Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps, XIe partie, par M. de Loménie.