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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/812

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Un grand seigneur passionné pour les lettres, le prince Alexis Kourakine, avait été un des auditeurs de Michel Spéranski ; il voulut l’attacher à sa personne comme secrétaire et lui confier l’éducation de son fils. Ce n’était pas chose facile. Sous Catherine encore plus qu’aujourd’hui, l’état ecclésiastique était impérieusement héréditaire ; les enfans des prêtres séculiers ne pouvaient renoncer au sacerdoce que pour faire leurs vœux dans un cloître. L’académie de Saint-Alexandre, à titre d’institution ecclésiastique, se trouvait placée sous la direction immédiate du saint-synode, et le saint-synode, gardien des droits et des privilèges de l’église, ne se dessaisissait pas volontiers de ses maîtres ni de ses disciples. Lui enlever Michel Spéranski, n’était-ce pas lui dérober un de ses trésors ? Le prince Kourakine était puissant, le synode comprit qu’il lutterait en vain contre un tel adversaire, et ce fut au jeune homme de décider lui-même. Aussi quelle diplomatie pour le retenir dans le cloître ! Il était déjà l’orgueil de la communauté ; les plus hautes dignités de l’église l’attendaient : que lui fallait-il pour devenir archimandrite, évêque, archevêque ? Encore quelques années de solitude claustrale, et il recueillerait le prix de son sacrifice. Exhortations pieuses, promesses de puissance et de gloire, souvenirs des traditions de famille, tout fut mis en œuvre auprès du jeune moine. Spéranski était une imagination ardente ; amoureux de la lumière, de l’action, il se sentait appelé sur un plus grand théâtre. Ici sans doute c’était le calme, l’étude paisible, une carrière marquée par des triomphes certains, là c’était la lutte, le danger, des écueils sans nombre ; mais aussi quelles occasions de jouer un rôle utile, un rôle glorieux peut-être dans les destinées de l’empire ! L’hésitation du moine ne fut pas longue. Affranchi de ses liens par le prince Kourakine, il quitta ce couvent, asile de sa studieuse jeunesse, et s’élança sans peur sur la scène qui lui réservait des triomphes si éclatans et de si douloureux revers.

Michel Spéranski avait environ vingt-quatre ans quand il sortit du cloître. J’ai dit que le prince Kourakine était un des personnages considérables de l’empire. Le jeune moine n’était entré à son service que pour entrer plus vite au service du gouvernement. Un an après, en 1797, nous le trouvons activement employé dans les affaires publiques ; le prince, qui, sous le titre de procureur-général, était préposé à l’administration de la justice[1], l’avait associé à ses travaux. L’ambition de Michel Spéranski était loyale et généreuse ; on ne surprend chez lui aucun de ces calculs diplomatiques sans lesquels

  1. En Russie, à cette époque, les fonctions de procureur-général étaient à peu près équivalentes à celles de ministre de la justice. L’organisation des ministères, telle qu’elle est établie aujourd’hui, est l’œuvre du comte Spéranski.