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on ne réussit guère dans le monde où il entrait. Sans nom, sans fortune, il aurait dû, en habile homme, ne songer qu’à son avancement. N’est-ce pas une faute grave, aux yeux de certains politiques que de se marier trop tôt, et surtout de se marier par amour ? Spéranski, malgré son ambition, était de ceux qui commettent naturellement ces fautes-là. Il voit un jour une jeune Anglaise dans un salon de Saint-Pétersbourg, et, ravi de sa beauté, il jure qu’elle sera sa femme. Mme de Staël, parlant de cette impétuosité de passions qu’elle a remarquée dans la société moscovite, dit énergiquement qu’un désir russe ferait sauter une ville ; la passion de Michel Spéranski eut ce caractère soudain et impérieux. La jeune fille qu’il avait choisie appartenait aux Planta de Reichenau, vieille famille patricienne du comté de Coire[1], dont une branche avait suivi en Angleterre la reine Charlotte, femme de George III, et s’y était naturalisée. Associée depuis longues années à la haute aristocratie d’Angleterre et d’Allemagne, la famille où il voulait entrer opposait plus d’un obstacle à ses vœux ; mais on ne résistait pas à la grâce de Michel Spéranski, à ce charme impérieusement doux qui, plus tard, subjugua tant de fois ses violens adversaires : le fils du pope de Tcherkoutino finit par triompher des préjugés de caste. Imaginez le roman le plus suave, un roman où une âme simple et ardente déploie naïvement ses trésors : ce sera son histoire pendant toute cette année. Sa carrière publique en profita ; quelle nouvelle ardeur au travail ! quel désir de gloire et d’honneurs ! Sa future compagne ne lui apportait pas la richesse, il fallut que le jeune collaborateur du prince Kourakine se créât maintes ressources. Il suffit à tout. Cette puissance de travail, qui a été dans la suite un des traits distinctifs du comte Spéranski, se développa au feu de la passion. On s’étonnera plus tard de le voir initié à tous les grands services de l’état ; c’est l’amour qui avait doublé l’énergie de son âme et donné à ses facultés ce remarquable essor. Levé chaque matin avant le jour, étudiant les lois, les finances, l’administration, saisissant tout avec promptitude, il savait bien qu’il se rendrait indispensable au milieu de ces brillans gentilshommes occupés surtout de leurs plaisirs. Enfin, après un an d’efforts, ses vœux furent comblés ; il épousa la belle jeune fille qui avait été, on peut le dire, l’inspiratrice de son génie. Heures charmantes ! heures trop rapides, hélas ! dans cette vie laborieuse I L’année suivante, Mme Spéranski lui était enlevée par la mort et ne lui laissait pour consolation qu’une fille au berceau. Cette passion si

  1. Le comté de Coire, en Suisse, fait aujourd’hui partie du canton des Grisons. On sait que ce canton n’est entré qu’en 1799 dans la confédération helvétique ; à l’époque dont nous parlons, il formait lui-même une confédération de trois ligues, dont la plus importante était le comté de Coire.