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profonde grava dans son cœur une empreinte ineffaçable ; il en garda un culte chevaleresque pour les femmes, sans que jamais aucune considération de fortune, aucun calcul d’ambition politique ait pu ébranler sa fidélité à celle qu’il avait perdue. Seul avec sa fille, il reporte sur elle toute son affection ; privé de la compagne qui était la meilleure force de son âme, si la haine et la violence brisent un jour sa carrière, il n’aura d’autre soutien contre l’infortune que sa foi religieuse et son courage.

Spéranski demanda au travail les distractions dont sa douleur avait besoin. La piété du moine reparut chez l’homme public. Parti de si bas et déjà monté si haut, investi de la confiance des ministres, membre de maintes commissions où se débattaient les plus grands intérêts de l’empire, il se dévouait à sa tâche avec une sorte d’inspiration religieuse. Sa constante pensée était l’amélioration du sort de ses semblables. C’est pour répandre partout des semences de progrès qu’il multipliait son activité. Une commission instituée par Catherine II s’occupait à coordonner les lois de l’empire ; Spéranski prit part à ses travaux pendant les dernières années du règne de Paul Ier, et il y révéla dès-lors les principes qui devaient inspirer plus tard les créations de son âge mûr : dans cette reconstruction de l’unité législative, il employa tout son zèle à conserver autant que possible les libertés particulières des provinces. La Russie n’avait pas encore de législateur, mais elle avait trouvé enfin un jurisconsulte politique, et ce travail, après avoir honoré sa jeunesse, repris et agrandi à la fin de sa carrière, devait être le couronnement de sa vie.

Alexandre Paulovitch venait de monter sur le trône en 1801, on sait après quelle horrible tragédie. De pareilles catastrophes amènent toujours des perturbations profondes : ce fut toute une révolution dans les rangs du pouvoir. Spéranski et ses protecteurs se tinrent quelque temps à l’écart afin de voir quelle tournure prendraient les choses. Avec un empereur de vingt-cinq ans, inconnu encore à ses sujets et accusé de n’être pas resté étranger au meurtre de son père, cette abstention chez un homme tel que Spéranski n’était pas seulement un calcul de prudence personnelle. Toutefois il ne crut pas devoir renoncer aux affaires : il y avait en dehors de la politique bien des fonctions utiles à remplir. Nommé membre d’une commission qui était chargée de pourvoir aux approvisionnemens de Saint-Pétersbourg, il accepta cette tâche et prouva de nouveau les ressources multiples de son intelligence. L’ancien professeur du couvent de Saint-Alexandre était décidément au premier rang parmi les plus utiles ouvriers de la chose publique ; sa remarquable aptitude inspirait une confiance méritée. Quelques mois après, les premiers actes