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pas pour moi, disait-il avec son fin sourire, c’est pour mes amis que j’ai été nommé comte. » Il ne jouit pas longtemps de la satisfaction de ses amis : Quelques semaines après, le 11 février, le comte Spéranski s’éteignait à l’âge de soixante-sept ans, en face de son édifice inachevé.

Sa mort fut un malheur public ; ses services, révélés enfin à l’opinion, ses vertus, ses infortunes, avaient fait de lui un héros populaire. Personne n’ignorait ce qu’il avait souffert pour la réforme des abus. On admirait que, frappé si cruellement, il eût conservé cette inaltérable bonté et un dévouement si enthousiaste au bonheur de ses semblables. Pendant tout un jour, une foule immense, admise à l’honneur de saluer sa dépouille, défila respectueusement devant le lit funèbre. Les marchands du Goslinoi dvor[1] fermèrent leurs boutiques. Il avait demandé à être enseveli dans ce couvent de Saint-Alexandre Nevski, où s’était écoulée sa jeunesse. Les mêmes portes qui s’étaient ouvertes cinquante-cinq ans plus tôt au pauvre écolier de Vladimir s’ouvrirent à son catafalque, chargé d’insignes glorieux et suivi d’un peuple en deuil. Le tsar Nicolas assista au service funèbre, et quand le cercueil de son serviteur descendit dans la fosse, de nobles larmes mouillèrent son visage. À son retour de l’exil, Spéranski avait pris pour devise et gravé dans ses armes ces simples ; mots qui résument toute sa destinée : Sperat in adversis. Sa fille ai écrit sur sa tombe : Sperat in excelsis. Il devait rester fidèle, dans la vie et dans la mort, au nom que lui avaient donné ses maîtres.


IV

Quelle a été l’influence du comte Spéranski ? quelles traces a-t-il laissées de son passage aux affaires ? Celui qui sait le fond des consciences juge l’intention et l’effort sans s’inquiéter du résultat ; la postérité ne peut prétendre à cette équité surhumaine. Exigeante, injuste même, elle veut que l’homme d’état dont elle gardera le souvenir ait remporté pour elle des victoires durables : exigence salutaire et qui aiguillonne le génie ! C’est un redoutable privilège que celui de dicter des lois aux hommes ; quand on y participe, à quelque degré que ce puisse être, il faut qu’on sache bien quelle responsabilité on assume et à quel prix s’achète la gloire. Des réformes décisives et vigoureusement pratiquées, de vieilles iniquités détruites, le droit fondé sur une base solide, la dignité humaine efficacement servie, voilà les signes auxquels la postérité reconnaît les grands ministres. Apprécié à cette mesure, le comte Spéranski n’a pas droit a

  1. Bazar des marchands russes.