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marqué en traits de feu ce caractère du poète ; le mysticisme et la colère, une colère toute sainte, un mysticisme d’une incomparable douceur, voilà, selon le philosophe anglais, l’inspiration d’Alighieri. Au seul examen du portrait de Dante attribué à Giotto, Carlyle voit en lui un homme qui proteste de toutes les forces de son être, qui se bat contre un monde, qui ne se rendra jamais, the face of one wholly in protest, and life-long unsurrentering battle, against the world. Et avec cela, ajoute-il, quelle tendresse chez le poète de l’Enfer, naïve comme les caresses d’un enfant, profonde comme le cœur d’une mère ! Dante, pour Carlyle, c’est une âme adorablement suave, une âme tout éthérée, à l’aspect sombre, sinistre, implacable. Par la même il est l’exacte image du moyen âge. Sans lui, le moyen âge se serait évanoui à jamais, et nous n’aurions entendu ni le chant de ses joies ni le cri de ses douleurs. Il est, à lui seul, la voix de dix siècles muets, voice of ten silent centuries.

Cette justification, si belle qu’elle soit, ne suffit pas encore. En même temps qu’Alighieri, par sa conception de la papauté et de l’empire, s’attachait à relever l’idéal du passé, il était un de ceux qui, par mille hardiesses et mille innovations de détails, préparaient énergiquement l’avenir. Les pages éblouissantes de Carlyle sur l’âme du poète florentin, les recherches de M. Wegele sur sa politique universelle ont besoin d’être complétées par le chapitre que M. Ozanam intitule analogie de la philosophie de Dante avec la philosophie moderne. M. Wegele ne voit chez Alighieri que le législateur politique et mystique du moyen âge ; M. Ozanam a osé glorifier en lui un des plus hardis précurseurs des sociétés nouvelles. M. Ozanam a raison ; supérieur à tous les personnages de son temps, l’auteur du Convito et du De Monarchia s’élève.aussi au-dessus de son propre système. Sa théorie semble ramener les hommes vers le passé ; la manière dont il l’entend et la pratique les entraîne vers l’avenir. Ses principes et sa vie sont pleins de contradictions sublimes. Ce même homme qui veut fonder l’unité des peuples chrétiens sous le sceptre du saint-empire, voyez-le façonner la langue italienne avec un zèle opiniâtre et donner par la le premier signal aux littératures modernes, c’est-à-dire aux nationalités qui s’éveillent. Il est patricien, et, devançant l’esprit de son époque, il expose les principes, il exprime les vœux les plus démocratiques ! Il prêche, comme le dit très bien M. Wegele, ce royaume de Dieu sur la terre que le moyen âge a si vainement poursuivi, et cependant, à l’heure même où il essaie de soumettre la société à une théocratie, il sépare l’église de l’état avec une inflexible hardiesse et proclame les droits de la liberté civile. Enfin de toutes les contradictions, ou pour mieux dire de toutes les complications de, son génie, voici certainement la plus frappante : il semble abandonner la cause de l’indépendance italienne, il a les regards tournés