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leur triomphe ; ils les copient avec une religion digne des enlumineurs de missels. Ils suspendent dans le vide, au mépris des lois de la perspective, kiosques, arbres, ponts et bateaux ; ils gardent toutes les caresses de leur pinceau pour les monstres les plus horribles, minutieux dans les petites choses, négligens dans les grandes, incapables de poursuivre un but plus élevé que les fantaisies d’une imagination puérile. Il serait impossible de rencontrer deux systèmes plus opposés, puisqu’ils atteignent aux deux extrêmes limites de la convention, — l’idéal et la chimère : l’un amoureux de la forme, l’autre de la couleur ; celui-là rivalisant de noblesse avec l’art, celui-ci tournant volontiers à la caricature ; le premier n’étudiant que l’homme, et répétant les types les plus parfaits, le second ne s’attachant qu’au monde extérieur, plus curieux de couvrir par sa fécondité déréglée la surface entière des vases que de chercher une composition ou sage ou saisissante et belle par la proportion. En un mot, je reconnais d’un côté l’esprit de mesure sans lequel l’art ne rencontre jamais les lois qui le constituent, de l’autre l’esprit d’ostentation qui a toujours été par excellence l’esprit des Asiatiques.

L’appétit naïf des sauvages qui se laissent prendre aux verroteries explique jusqu’à un certain point la passion des Orientaux, qui n’aiment que l’éclat : c’est le même besoin de sensations violentes. La constitution de leurs sociétés a pu développer encore cet instinct. Les rois et quelques seigneurs possèdent toutes les richesses, la multitude n’a rien ; aussi le faste s’étale-t-il au milieu de pauvres qui seraient misérables, si un beau climat ne leur rendait les privations plus douces. Les palais immenses, étincelans de couleurs, revêtus de matériaux rares, s’élèvent à côté de huttes qui ne sont que de la boue séchée au soleil ou des roseaux entrelacés. Les trésors des grands regorgent d’ivoire, d’ébène, de lingots, de pierres précieuses, dont ils cherchent en vain l’emploi ; ils en chargent leurs vêtemens, leurs armes, jusqu’aux harnais de leurs chevaux, et apparaissent à la multitude, qui s’agenouille sur leur passage, magnifiques à l’égal des dieux. En toutes choses, l’art n’est appelé que pour ajouter à leur prestige ; il est leur esclave, et ne vise qu’à éblouir. Il y réussit de telle sorte que le goût sévère des Occidentaux eux-mêmes ne peut résister à ses séductions. Nous convoitons, nous payons à prix d’or les étoffes de la Turquie ou de la Perse, les armes de la Syrie, les cachemires de l’Inde, les porcelaines et les mille babioles de la Chine. Tout brille dans les bazars de l’Orient, même les produits les plus vils, qui, à défaut d’autres qualités, ont du moins l’éclat. On se garde d’examiner de trop près une richesse qui n’est qu’apparente, et qui en impose par l’enchantement de la couleur. La raison n’a rien à démêler avec les sensations ; elle abdique, de