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mépris, ne croire qu’à soi et ne supporter en rien ni critique ni contradiction, ce fut,, on le sait, le travers de M. de Balzac ; c’est l’esprit qu’il donne à tous ses héros, c’est le l’on qui domine dans tous ses romans, soit qu’il parle en son nom propre, soit qu’il fasse parler ses personnages : détestable esprit, qui est à la fois une cause et un symptôme d’anarchie morale. Cet orgueil individuel, cette infatuation dédaigneuse, cette ironie dénigrante, si ce n’est pas l’esprit révolutionnaire, c’en est au moins l’auxiliaire et l’imprudent complice.

Écoutez ces charmans railleurs, ces frondeurs spirituels ; écoutez ces grands philosophes, ces publicistes éminens, ces penseurs sublimes qui dissertent dans les livres de M. de Balzac : tout est à refaire dans le monde où nous vivons ; la société est mal construite, et les gouvernemens exploitent la société. La loi est athée, le pouvoir est sans cœur, ses agens sans conscience. Il n’y a du haut en bas de l’échelle sociale qu’injustice, oppression, rapacité : en haut, ce ne sont qu’ambitieux corrompus, intrigans, hypocrites ; en bas, ce ne sont qu’âmes d’élite, capacités merveilleuses, génies souffrans et méconnus, que l’insouciance de la société laisse languir dans la pauvreté et l’abandon. Voilà la thèse soutenue par le romancier dans tous ses écrits, voilà le tableau tracé à chacune de ses pages : belle thèse sans doute, tableau ingénieusement imaginé pour exalter toutes les vanités de bas étage, pour enflammer, toutes les ambitions impatientes, pour souffler dans les esprits la haine de toute supériorité, l’envie, la colère et toutes les mauvaises passions.

Il y a eu certainement de nos jours des romans qui ont fait plus de scandale que ceux de M. de Balzac, qui ont plus insolemment outragé la morale, développé des paradoxes plus téméraires, répandu des sophismes plus odieux : il n’en est peut-être pas qui aient fait plus de mal, un mal plus profond et plus durable aux âmes. Il y a des livres plus dangereux pour les jeunes imaginations, plus propres à troubler les cœurs, à allumer les passions : il n’y en a pas dont la lecture soit à la longue plus malfaisante, qui dessèchent davantage l’esprit, qui donnent de lui-même à l’homme une plus triste idée et le dégradent plus à ses propres yeux ; il n’y en a pas qui, tout en ayant l’air de la respecter, mettent plus la morale en poussière, dissolvent plus profondément les principes sur lesquels elle repose, flétrissent plus sûrement les sentimens qui lui prêtent appui, et fassent en un mot plus douter de Dieu, de l’âme et du devoir.

Sans doute la littérature et la morale ont des sphères distinctes, et il l’aurait folie à vouloir les confondre : est-ce à dire qu’elles doivent être séparées et ne se toucher par aucun point ? Sans doute l’art est indépendant et ne relève que de lui-même : est-ce à dire qu’il gagne à s’affranchir de tous les principes, et qu’il puisse impunément fouler aux pieds les vérités morales ? Le beau et le bien