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encore très expérimentés refuseraient-ils de faire ce qu’a fait Jules Romain? à quel danger s’exposeraient-ils en obéissant, en suivant une voie tracée d’avance, au lieu de marcher à l’aventure? Au danger d’apprendre, sous la direction d’un maître habile, peut-être en quelques mois ce qu’ils ne sont pas assurés d’apprendre par eux-mêmes en plusieurs années. L’abnégation que je demande n’a rien d’héroïque, et si elle venait à se naturaliser parmi nous, les plus modestes seraient les premiers à s’applaudir de leur résolution. Sans doute pour prendre place dans l’histoire de l’art il ne faut pas séparer le travail de la main du travail de la pensée; mais avant d’exprimer une idée personnelle, il est indispensable de connaître à fond la langue qu’on veut parler. Or, pour s’initier dans tous les secrets de cette langue, la méthode la plus rapide est à coup sûr de voir comment les maîtres la manient, et de régler l’usage qu’on en fera sur l’usage qu’ils en font. Le dessin est une langue aussi précise que la parole écrite, et de même qu’une connaissance parfaite des lois qui président à l’emploi de la parole écrite est pour le développement de la pensée un puissant auxiliaire, la connaissance parfaite des principes qui dominent l’expression de la forme joue un rôle immense dans la composition d’un tableau. Ce que je dis ici, ce que bien d’autres ont dit avant moi, paraît tellement évident que la contradiction n’est pas à redouter. Et pourtant la plupart des peintres de nos jours se conduisent comme s’ils l’ignoraient. Toute discipline leur est importune. Dès qu’ils manient le crayon et le pinceau de façon à contenter leur famille et leurs amis, ils dédaignent tout travail qu’ils ne signeraient pas. Trop souvent ils demeurent dans l’obscurité pour avoir rêvé une gloire trop facile et trop prochaine; ils s’aperçoivent trop tard que la route dont la longueur les effrayait était la route la plus directe et la plus sûre. La décoration de nos églises et la peinture murale sont une école excellente. Que ceux qui possèdent à la fois la jeunesse et le bon sens se hâtent de mettre l’occasion à profit; qu’ils suivent d’un pas docile les hommes éprouvés par des travaux nombreux, qu’ils acceptent leur autorité sans répugnance; qu’ils consentent à exprimer des pensées qu’ils n’auront pas conçues avec autant de zèle que leurs pensées personnelles ; la peinture française prendra bientôt un aspect tout nouveau, la discipline multipliera ses forces.


GUSTAVE PLANCHE.