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bête et de cet élan furieux de la passion sensuelle que Mme Stolz prêtait à Leonor dans un pareil moment de réconciliation suprême, Mme Borghi-Mamo y a mis l’expression d’une âme épurée par le sentiment et qui se sent transportée dans les régions sereines du véritable amour. Elle chante d’abord cette phrase divine à mezza-voce, oppressée qu’elle est par le bonheur, et puis elle la laisse s’épanouir et rayonner comme si son âme s’envolait vers une autre patrie. À la bonne heure, voilà de l’art ! Ceux qui se demandent avec ironie quelle est la différence qui existe entre le drame moderne et la tragédie antique ; qui sont encore à comprendre quelle incommensurable distance sépare une Lucrèce Borgia, comme l’a peinte M. Victor Hugo, de la Pauline de Corneille, de la Didon de Virgile ou de l’Andromaque d’Homère, ceux-là peuvent aller s’édifier à l’Opéra, et Mme Borghi-Mamo, toute proportion gardée entre des choses si dissemblables, leur donnera une idée de ce qu’entend la critique par l’expression de l’idéal. Lorsqu’on sort du théâtre après une scène comme celle du quatrième acte de la Favorite chantée par Mme Borghi-Mamo, on n’a qu’à se consulter intérieurement sur la nature de l’émotion éprouvée, et « si elle vous élève l’esprit, comme dit La Bruyère, et vous inspire des sentimens nobles et courageux, l’œuvre qui l’a produite est bonne et faite de main d’ouvrier. » Ce n’est pas que nous n’ayons des réserves à faire sur le talent dramatique de Mme Borghi-Mamo, et que le problème de son expatriation sur la scène de l’Opéra nous paraisse entièrement résolu. Sa prononciation est toujours molle, et on voit que la cantatrice italienne évite d’étreindre la syllabe, dans la crainte sans doute de lui faire rendre un son équivoque. On peut aussi désirer plus d’égalité et d’ensemble dans le jeu de Mme Borghi-Mamo, dont la physionomie n’est pas toujours présentée l’action qui se passe. Elle se repose volontiers de l’effort accompli et se retire parfois sous sa tente, comme le faisait Rubini. C’est une qualité qu’on ne peut refuser à Mme Medori que d’être toujours présente à la scène et fidèle au caractère de son rôle. Quoi qu’il en soit, l’apparition de Mme Borghi-Mamo dans la Favorite est un événement heureux pour l’Opéra. La soirée a été complète, car M. Roger a eu aussi plusieurs bonnes inspirations, notamment dans la scène finale du troisième acte et dans la romance du quatrième : Ange si pur.

Le Théâtre-Italien fait les plus grands efforts pour occuper la curiosité publique, et il est juste de convenir qu’il y réussit parfois. La troupe de M. Calzado est présentement au complet. La critique peut donc l’apprécier maintenant sans encourir le reproche de précipitation. Après la Cenerentola, qui a inauguré la saison, on a repris Béatrice di Tenda, pour Mme Frezzolini, qui affectionne cet ouvrage de Bellini, et pour les débuts de M. Corsi, nouveau baryton, qui n’avait jamais chanté à Paris. La voix de M. Corsi est d’une courte étendue et d’un timbre peu sonore. Élevé à l’école de M. Verdi, qui l’avait signalé à la sollicitude de la direction du Théâtre-Italien, ce chanteur vaut pourtant mieux que la triste musique dont il a été obligé de se nourrir. Doué d’un véritable sentiment dramatique, M. Corsi a de l’énergie et beaucoup d’aptitude pour les rôles qui exigent du maintien et de la passion. Il est beaucoup moins heureux dans la musique de Rossini, où il n’apporte ni le brio ni la flexibilité indispensables. On assure que M. Corsi est surtout