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spéciale de l’apporter triomphalement. En le tenant devant lui, à la hauteur de la tête, le bonhomme chantait un air tout particulier, et faisait des ronds de jambes, des entrechats grotesques. Il ne plaça sur la table le plat désiré qu’après maintes marches, contre-marches, circuits et détours exécutés avec une lenteur calculée.

Parmi nous se trouvaient quelques personnages qui sont comme les convives obligés de toute noce juive. C’étaient autant de types caractéristiques de la curieuse population au milieu de laquelle je me trouvais.

Cet homme qui fredonne en manière de prélude et tient à la main son couteau, prêt à battre la mesure, c’est le chantre ou le hazan que nous avons vu le matin même inscrire les dons faits aux jeunes mariés. Il va maintenant entonner, en guise de divertissement, les principaux morceaux de son répertoire liturgique ; on le paie pour cela. Derrière lui se tiennent debout et couverts deux aides-chanteurs, ténor et basse. Ces trois personnages forment l’orchestre vocal de la synagogue, où la musique instrumentale est sévèrement interdite. Salarié par la communauté, le chantre est un fonctionnaire important dont la place est assez lucrative ; aussi, avec les émolumens qui lui sont alloués, doit-il entretenir à ses frais ses deux accompagnateurs. Ceux-ci font ainsi leur stage chez les chantres, des différentes communautés jusqu’au jour bienheureux où, après de longues épreuves et une vie nomade, ils parviennent eux-mêmes à la dignité de hazan. Libres la semaine entière, les aides-chanteurs exercent plusieurs genres d’industrie. Pour grossir un peu leurs maigres honoraires, ils se chargent d’enseigner aux enfans, à un prix plus que modéré, les premiers élémens de l’écriture et de la lecture, ou bien ils font concurrence au barbier de l’endroit, et promènent les ciseaux renommés de Bouxviller sur les mentons de leurs coreligionnaires.

Les aides-chanteurs possèdent encore certains talens qui augmentent leurs revenus. Quelque richard de la localité vient-il, en reconnaissance d’un vœu exaucé ou d’un bonheur inattendu, à doter la synagogue d’un Sephar (Pentateuque) nouveau, les aides-chanteurs entreprennent la mise en scène de la cérémonie qui précède la translation du rouleau sacré dans le temple. À l’aide de cartons découpés qu’ils recouvrent de mousse et de fleurs, ils improvisent un mont Sinaï hérissé de rochers et de ravins, sur lequel reste exposé, pendant plusieurs jours, le Sephar, objet de vénération pour les fidèles. À l’approche de la fête des Tabernacles, ce sont eux qui se chargent de la construction, de la tenture et de l’ornementation de ces huttes en plein air où tout bon israélite doit demeurer avec sa famille huit jours durant en souvenir du séjour dans le désert. Pourtant, malgré ces différentes ressources, nos aides-chanteurs en sont constamment