Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

affectés, malsains, artificiels, l’ennemi de tous les sentimens sains et naturels. C’est ce faux idéal qui fait du peuple anglais un peuple de cockneys et de badauds à genoux devant la richesse et le pouvoir ; c’est lui qui a associé intimement les deux idées de richesse et de respectabilité ; c’est lui qui a fait admettre qu’un gentleman devait nécessairement appartenir à une certaine caste et posséder tant de milliers de livres sterling. D’où vient donc cette folie singulière ? M. Borrow découvre les racines de ce mal nouveau, devinez où ? Dans les romans de Walter Scott. Le comme il faut, avec toutes ses aberrations religieuses, politiques et littéraires, est né avec ce jacobitisme artificiel mis à la mode par les romans de Scott. Lorsque les Stuarts furent devenus l’idole de la nation anglaise, grâce à Waverley et à Rob Roy, alors commencèrent des hypocrisies dangereuses que nos pères n’auraient jamais soupçonnées. Il devint de bon goût, dans cette nation libérale, de gémir sur les malheurs des Stuarts, et de regretter la perte de l’esclavage qu’ils avaient voulu imposer à la nation. Les Stuarts traînaient à leur suite bien d’autres souvenirs, et le jacobitisme faisait naturellement penser au catholicisme. Oxford n’a pas voulu être accusée de mauvais ton ; elle a ressuscité en conséquence les traditions de Laud, et depuis ce temps les clergymen de la haute église prêchent des sermons et des homélies qu’ils ont pillées dans les romans de Walter Scott. Telle est l’opinion très originale de M. Borrow sur le comme il faut moderne, son origine et ses dangers ; elle peut être résumée un seul mot : le comme il faut n’est pas seulement l’ennemi de tout ce qui est vraiment grand, naturel et poétique, l’ennemi des sentimens sains et de la bonne littérature ; il est l’ennemi des libertés anglaises et du protestantisme, l’allié légitime du papisme, du despotisme et des préjugés de caste.

Ce n’est donc pas M. Borrow, on peut le croire, qui encouragera jamais la littérature distinguée ; il s’en repentirait comme de faire l’apologie du jacobitisme ou de prêcher le papisme. Il peindra donc des types populaires, ne fût-ce qu’en haine des gens de bon ton. On peut dire que George Borrow a ressuscité en Angleterre la littérature picaresque ; je dis ressuscité, car cette littérature n’a pas existé seulement en Espagne, comme on le croit trop communément. L’Angleterre a eu aussi ses types de joyeux mendians et de rusés voleurs. Lazarille de Tormes, le grañ tacano, la narquoise Justine ont existé sous d’autres noms en Angleterre, un siècle environ après l’époque où ils vivaient en Espagne, et ils y ont eu leurs biographes et leurs poètes. Le célèbre Daniel Defoë a raconté les aventures de Moll Flanders et de nombre de héros errans ; le poète Gay a chanté la vie picaresque dans l’Opéra du Mendiant ; le cynique Fielding a tiré plus d’une fois ses types de ce monde de vagabonds honnêtes et de