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dormir d’aussi bon cœur. » Alors l’inconnu raconte à Lavengro que depuis plusieurs années il était tourmenté d’insomnies invincibles qui étaient survenues à la suite d’agitations nerveuses et d’inquiétudes morales. Les narcotiques semblaient plutôt augmenter que diminuer la maladie ; bref, tous les remèdes avaient été vains, lorsqu’un de ses amis lui porta un livre en lui conseillant d’en lire quelques pages chaque jour, en plein air et au milieu d’un paysage qui pût inviter au sommeil. « Je suivis son conseil, dit le dormeur ; le lendemain, je choisis cet endroit comme le plus riant de tous les environs, et j’ouvris le livre ; au bout de la première page, j’étais plongé dans un sommeil de plomb. Depuis cette époque, j’ai répété l’expérience chaque jour, et toujours avec un égal succès. Je n’ai pas d’enfans ; hier j’ai fait mon testament, et j’ai institué mon ami mon légataire universel en reconnaissance du service qu’il m’a procuré. » C’est à la poésie de Wordsworth que s’adresse cette épigramme. « Je n’avais jamais douté de sa puissance soporifique, ajoute M. Borrow, mais je fus confirmé dans ma croyance par cette anecdote. Comme depuis cette époque j’ai rencontré beaucoup de personnes qui mettaient ce poète au-dessus de Byron, j’en ai conclu que le nombre des gens affligés d’insomnies était plus nombreux que je ne pensais. » Comme M. Borrow est, par sa nature d’esprit, peu fait pour goûter la poésie de Wordsworth, nous ne perdrons pas notre temps à démontrer que cette épigramme est injuste, et nous nous contenterons de constater qu’elle est très plaisante et très réussie.

Une des prétentions de M. Borrow, c’est de vouloir que chacune de ses anecdotes présente non-seulement un petit tableau ou un petit drame, mais une leçon morale. Heureusement il en est de la morale de ses aventures comme de la morale des fables de La Fontaine : elle se compose de lieux communs, de dictons populaires, de coqs-à-l’âne, de proverbes ; elle ne nuit en rien par conséquent au récit et n’est pas assez sérieuse pour le gâter. Rien ne serait bizarre comme les titres moraux qu’on pourrait donner à ces aventures ; l’une d’elles, par exemple, pourrait être intitulée : qu’il est utile de savoir se servir de ses poignets, et que cette science n’est pas déshonorante pour un gentleman, ou l’apologie de l’art de boxer. Il est possible que la science du boxeur ne soit pas déshonorante pour un gentleman ; ce qui est certain, c’est que la scène est vivement racontée, et les personnages en présence très vivans et très anglais. C’est le récit d’une rixe entre un postillon insolent, tyran d’écurie, terreur des voyageurs, et un vieux gentleman. Cette scène est homérique ! Le postillon insulte le vieillard à la manière de Thersite, sans se douter qu’il a devant lui un héros vieilli dans les combats —