Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bruyère, une seule cabane restait au milieu du riche domaine, aujourd’hui ravagé. Une femme s’y trouvait, penchée sur le berceau de son enfant endormi. Comme l’oiseau qui, entendant un bruit inattendu, reconnaît le sifflement de la balle, tressaille, s’agite, bat des ailes, ainsi la jeune femme épouvantée s’élance vers la porte qui s’ouvre ; mais la joie remplace sa crainte quand elle reconnaît le vieillard. Elle court à lui, serre ses mains dans les siennes, et de grosses larmes coulent de ses yeux. « Salut, dit-elle, salut, père vénérable ! Au milieu de notre douleur, ta venue est bénie, et trois fois béni soit le noble jeune homme que tu as élevé, le défenseur des opprimés, l’ami des malheureux ! Sieds-toi, repose tes pieds fatigués, et écoute avec joie. La guerre était bien cruelle depuis l’automne, et notre pays également ravagé par amis et ennemis. Du moins la vie de ceux qui sont sans défense avait été jusqu’ici épargnée ; mais hier une troupe des nôtres, formée dans la paroisse voisine, partit pour combattre ici près. La victoire les trompa, la mort en épargna bien peu ; ils se dispersèrent, et l’ennemi se précipita dans nos campagnes. Ceux qui étaient sans armes comme ceux qui résistaient, hommes, femmes, enfans, n’obtinrent nulle pitié. Ce matin, quand on commençait à sonner l’office, l’ennemi furieux arriva ici même. Le courage me manque pour retracer cette scène de douleur. Mon mari fut renversé et garrotté ; le sang allait couler ; la violence régnait ; notre salut semblait désespéré. Moi-même, par huit bras saisie, j’étais devenue une proie que se disputaient ces bêtes sauvages… Mais alors vint le sauveur, le frère du nuage ; il s’élança dans la cabane, et les meurtriers s’arrêtèrent, les ravisseurs s’enfuirent. Maintenant je suis seule dans ma demeure dévastée, plus dénuée dix fois que le pauvre passereau ; mais j’aurai plus de joie que dans nos meilleurs jours si je vois mon mari et mon sauveur revenir tous les deux sans blessure de la ville où ils ont poursuivi l’ennemi. »

« Quand le vieillard eut entendu ces derniers mots, il se leva comme s’il eût reposé trop longtemps. La douleur et l’inquiétude obscurcissaient son front. En vain la pauvre femme le priait de rester encore ; il reprit le chemin qui conduisait à la ville

« Les dernières lueurs du couchant guidaient seules ses pas quand il aperçut, comme une étoile entre les nuages, l’église encore enveloppée de fumée et de cendre. Il s’avança au milieu des morts, amis ou ennemis, comme une ombre qui traverse un champ moissonné. Partout le silence et l’image de la destruction ; pas un soupir qui trahît encore la vie. Cependant, au détour du chemin, un jeune soldat tout sanglant était étendu parmi les ruines. Sur sa joue blême, quand il aperçut le vieillard, flotta une faible rougeur aussi fugitive qu’un reflet sur les nuages argentés du soir ; ses yeux éteints se ranimèrent, et il dit : « Salut ! je meurs volontiers, puisqu’il m’a été donné d’être parmi ceux qui meurent pour leur pays après lui avoir donné la victoire ; salut, ô vous qui avez élevé le sauveur de la patrie ! Qu’il soit trois fois béni, celui qui nous a conduits au combat, plus fort à lui tout seul que nous n’étions tous ensemble ! Il nous trouva vaincus, dispersés, attendant une mort honteuse : personne dont la voix sût nous réunir, personne pour commander ni pour obéir ; mais il parut, du fond du désert il vint, le fils du mendiant, avec un front de roi ! Sa voix, qui nous rappelait au combat, fut entendue ; son étincelle enflamma tous les cœurs ; la crainte s’enfuit ; il était bien connu