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donna pour un Amadis. Cora, qui ne s’en souciait guère, feignit de le croire, et lui demanda d’un air provoquant quelle beauté il préférait à toutes les autres. Bussy répondit galamment qu’il ne l’avait jamais su avant ce jour, mais qu’il commençait à le comprendre. Il fit le portrait flatté de la belle Américaine, n’oubliant ni la couleur de ses cheveux, ni le bleu de ses yeux, ni le rose de son teint, ni la rondeur de sa taille, ni même le goût de sa toilette. Tout en parlant, il se rapprocha d’elle, lui prit la main et la baisa avec la ferveur d’une âme dévote; elle la retira sans se fâcher, et recula les yeux baissés et les joues couvertes de rougeur. Bussy devint plus pressant, il ne feignait presque plus l’amour, il commençait à se sentir gagné par l’émotion réelle ou feinte de miss Cora. On ne feint pas impunément l’amour auprès d’une jeune et belle femme, quelque prévenu qu’on soit d’ailleurs contre ses artifices.

Tout à coup, au moment où Bussy allait oublier toute la terre et les sages avis du Canadien, miss Cora, qui n’oubliait jamais l’essentiel, même dans les circonstances les plus critiques, fit à notre héros une question qui tomba sur son amour comme une douche d’eau glacée, et l’éteignit. Elle lui demanda s’il voulait demeurer en Amérique et s’il était riche. Cette question, habilement placée entre deux baisers comme l’amère pilule qu’on place entre deux couches de confitures avant de la donner aux enfans, ramena Bussy au bon sens. Il se leva d’un air assez froid, car dans la chaleur du discours il s’était mis à genoux devant elle, et répondit qu’il possédait encore plus de cinq mille acres de forêts dans l’Ohio. Cette réponse ne parut pas satisfaire miss Cora.

— Quoi! vous n’avez, dit-elle, ni terre, ni maison, ni commerce?

— Qu’importe, puisque je vous aime?

— Moi aussi, mon cher monsieur, je vous aime, et fort tendrement, quoique je commence à craindre que vous ne m’aimiez pas longtemps; mais l’amour n’est pas tout en ménage.

— Oui, j’entends bien, dit Bussy, il y faut aussi quelques cachemires; mais pourquoi nous occuper de ce qui est utile ou inutile en ménage? Jouissons de l’amour, chère Cora, et laissons le reste aux dieux, je vous adore, vous m’aimez, vous me le dites; soyons heureux.

— Où prenez-vous cette belle morale, monsieur? dit Cora irritée. Voilà d’honnêtes paroles! Non, monsieur. Dieu, qui nous a permis l’amour, nous ordonne le mariage. Lisez la Bible : « Tu quitteras ton père et ta mère pour suivre ton époux. » Est-il jamais question d’amant dans l’Ancien-Testament ou dans le Nouveau? Isaac épouse Rébecca, et Jacob épouse Rachel.

Avez-vous eu faim quelquefois? avez-vous chassé pendant sept