Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/338

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ont pas moins amené sa ruine, car ils ont détruit l’empire romain. Après eux, la Rome antique a cessé de compter dans le monde. Alors les destins de la Rome moderne ont commencé. Je suivrai plus tard ces étonnantes destinées en me plaçant dans le milieu, sombre et agité au moyen âge, brillant et corrompu à la renaissance, où elles s’accomplirent. Je ferai d’après les monumens l’histoire de la Rome moderne, comme j’ai fait l’histoire de la Rome ancienne, histoire dont je trace aujourd’hui les dernières lignes. En écrivant ce livre sur place, en contemplant chaque jour un lieu célèbre, un monument ou un portrait historique, il me semble que j’ai vu clairement, dans cette succession de faits qui passaient devant moi, la marche vraie des choses et l’enchaînement des causes et des effets. Voici comment se résume pour moi cette longue et patiente étude : Rome, après avoir dû à la liberté une fortune incomparable, fatiguée et dégradée, s’est livrée au despotisme, dans lequel elle espérait un refuge, mais qui ne lui a donné ni la paix ni la force, qui a favorisé la désorganisation morale au dedans comme au dehors, et a préparé le triomphe de l’invasion. Rome vertueuse et libre a mis cinq cents ans à conquérir le monde ; il n’en a pas fallu autant à la corruption et à la servitude pour livrer Rome aux Barbares.

C’est là ce qu’a produit à Rome le pouvoir absolu. Osera-t-on le nier ? La main sur la conscience, je ne puis trouver que j’aie calomnié l’empire romain. On m’a accusé de refaire l’histoire romaine ; oui, j’ai dû la refaire, car on l’avait défaite. On s’était lassé de la vérité historique ; on avait tenté, souvent avec beaucoup d’art, de réhabiliter, comme on dit, cette époque néfaste de l’empire. L’empire romain, tel que je l’ai peint d’après les monumens et les textes, était celui de tout le monde, jusqu’à ce qu’on en ait découvert un autre qu’il faudrait admirer. Ce que j’ai raconté l’a été par Tacite, et si on rejette Tacite comme suspect d’indignation, par Suétone, qui ne s’indigne jamais, par Dion Cassius, ce pauvre diable de sénateur qui avait si grand’peur quand Commode lui montrait son glaive teint de sang et la tête d’autruche qu’il venait de couper, par les arides chroniqueurs de l’Histoire Auguste ; mais on avait changé tout cela depuis quelque temps. On avait mis le cœur à droite, je l’ai remis à gauche ; ce n’est pas ma faute s’il ne convient pas à tout le monde qu’il soit à sa place.

J.-J. Ampère.