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Par ce bruit furent épouvantées les bêtes fauves qui hantent cette forêt, et Tâdakâ (la yakchî), toute troublée, fut comme réveillée par le bruit de la corde de l’arc. — Elle hurle, dans la colère qui la transporte, la yakchî difforme au hideux visage ; entendant ce bruit, elle courut vite là d’où venait le bruit strident de Tare. — Voyant cet être au corps épouvantable, difforme, au visage hideux, aux proportions colossales, qui arrivait sur lui, Râma dit à son frère Lakchmana : — Vois, ô Lakchmana, la face difforme et effroyable de cette rakchasî en fureur, sa face gigantesque, capable d’inspirer une grande frayeur. — Vois-la, ô héros, frappée au cœur par ma flèche, mortellement atteinte, tomber sur le sol, toute baignée dans son sang. Cette rakchasî terrible, aux œuvres grandement perverses, consumée par le feu de ma flèche, va être purifiée de ses péchés ! — Comme il parlait ainsi, Tâdakâ, aveuglée par la colère, lève ses bras en rugissant et s’élance d’un bond avec rapidité ; — et comme elle se précipitait avec la rapidité de la foudre qui s’échappe des mains d’Indra, cette Tâdakâ difforme, avide de tuer, terrible à voir, — pareille à une grosse masse de nuages, les deux bras levés et tendus, il lui perça le sein avec une flèche armée d’un croissant. — Et celle-ci, mortellement percée de cette flèche pareille à la foudre, vomit des flots de sang, tomba sur la terre et expira. »

Tout aussitôt les habitans des sphères célestes se montrent dans l’espace et applaudissent au triomphe du jeune Râma : singulier triomphe cependant ! Il a percé de sa flèche une femme sauvage, maladroite comme le cyclope de la fable grecque, qui n’a d’autres armes que sa difformité, sa taille gigantesque et ses deux bras inertes qu’elle jette en avant ! Le véritable mérite du jeune prince en cette occurrence, ce qui constitue son héroïsme, c’est que, fort de sa foi et comptant sur le secours des dieux, il a affronté sans crainte le monstre redouté des solitaires. La forêt maudite est devenue, grâce à lui, habitable pour les pieux ermites, qui sont comme les pionniers de la civilisation brahmanique, les enfans perdus de la société aryenne. Aussi Viçvâmitra s’écrie avec joie :

« Je suis satisfait, ô Râma ! Bonheur à toi, à cause de l’œuvre que tu viens d’accomplir ; par affection, je vais te faire un présent, te donner toutes les armes sans exception, toutes celles que je connais, ô Râma, car tu es à mon sens digne de les recevoir ! Cette arme de Brahma, qui est la première (la science du Véda), arme suprême et divine, ô Râma ! je te la donne, — et aussi celle qui enlève la crainte du milieu des trois mondes ensemble, le châtiment, arme qui retient les créatures dans le devoir. — Je te donne, ô Râma, celle qui te rendra invincible, inattaquable au milieu de tes ennemis, l’arme de la loi, de la justice, aussi puissante que la mort et si précieuse ; je te la donne, ô Râma !… »

Ne dirait-on pas d’abord que Viçvâmitra, le vieux guerrier devenu ermite, va armer chevalier le jeune Râma sur le lieu même de son triomphe ? Mais il ne s’agit point ici de conquêtes purement humaines, ni de ces grands coups de lance qui ont élevé si haut la re-