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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/139

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en exil dans la forêt, parais-tu ici, en ma présence, sans avoir accompli le temps convenu ? — Malheur à toi, qui agis selon ton caprice, homme méprisable qui fausses ta promesse et méconnais tes devoirs ! » Ainsi, sans aucun doute, me parlera mon père dans l’autre monde… — Par toute la forêt, j’ai fait des recherches, et dans les étangs, où abondent les lotus, et dans les montagnes aux reflets étincelans, remplies de cavernes et de torrens. — Et je ne vois point Sitâ, qui m’est plus chère que la vie, bien que je l’aie cherchée à travers les montagnes et dans la forêt, de toutes parts, de tous côtés… — Ô maître suprême des trois mondes, Indra, toi qui es un dieu, fais-moi connaître si c’est pour longtemps que mon épouse vertueuse m’a abandonné ? — Le temps où l’homme jeune, ayant obtenu une épouse, sent redoubler sa joie, ce temps était arrivé pour moi, et voici que celle épouse chérie m’abandonne !… — Pour moi, qui suis séparé de ma famille et qui ne vois plus la fille du roi, je le sens, les nuits seront longues, car je les passerai dans les veilles[1]. »

Aux prises avec l’adversité, le divin héros se lamente comme un simple mortel : ainsi, privé de sa chère Eurydice, Orphée la redemandait aux échos de la Thrace ; mais le poète grec avait perdu sa femme par la volonté des dieux, elle était pour toujours dans les enfers : il ne lui restait donc qu’à pleurer. Le guerrier indien sait que la sienne lui a été enlevée par un ennemi de la race humaine, par un géant qu’il peut combattre, et après un moment de faiblesse il retrouve, sous l’inspiration de la colère, toute son audace, toute sa fierté. Il s’indigne à la pensée que le rakchasa, étranger à tout sentiment de pitié, le méprise parce qu’il contient sa fureur. S’il a pénétré dans la forêt Dandakâ, c’était pour obéir à son père ; le devoir, la fidélité à sa parole, l’ont conduit à s’exiler ; il est donc en règle avec la justice, et le bon droit est de son côté. Sitâ lui a été enlevée, il faut qu’il la retrouve ou qu’il venge sa mort ; les mondes n’auront pas de repos que cet acte de réparation n’ait été accompli. Râma, qui semblait avoir perdu la tête, comprend tout à coup qu’il s’agit d’un combat tel qu’il n’y en a pas eu depuis celui que les titans soutinrent contre les dieux.

« Si elle est vivante, la vaidéhi[2], tant mieux pour les mondes, ô Lakchmana ! si elle a péri, tu verras périr toute la création ! — Parmi les immortels, je jetterai le trouble avec mes flèches aux pointes enflammées, et cela à cause de Sitâ, moi qui ne suis qu’un mortel ! — Et si les dieux ne me rendent pas la vertueuse Sitâ, tout à l’heure, ô Lakchmana, ils verront ce que je puis faire. »

Pour un héros pieux ce sont là des paroles un peu vives et qui ressemblent presque à des blasphèmes ; mais les dieux auxquels s’adressent ces menaces sont des dieux peccables, comme les dit

  1. Chant de l’Aranyakânda, chap. lxvii et lxviii.
  2. L’un des noms de Sitâ, littéralement l’étrangère.