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Charles-Quint et de Philippe II paraît plus claire, plus facile à comprendre. Nous avons devant nous ces deux hommes qui ont joué un si grand rôle en Europe, et l’aspect de leur visage nous explique leur conduite. Quant au portrait de l’Arioste, il s’accorde merveilleusement avec le caractère voluptueux de ses poèmes. Parmi les ouvrages du même genre que nous possédons à Paris, le plus remarquable à mon avis est celui d’une femme connue sous le nom de la maîtresse de Titien. Limpidité du regard, fraîcheur des lèvres, transparence des narines, souplesse abondante de la chevelure, largeur des épaules, développement harmonieux de la poitrine, tout se réunit pour charmer les yeux, pour exciter le désir. Je ne voudrais pas comparer la belle Vénitienne à la Joconde : la perfection du dessin est trop évidemment du côté du Florentin ; mais on peut admirer la Joconde et louer sincèrement la maîtresse de Titien. Il y a dans ce portrait une éternelle jeunesse. Il est aujourd’hui, nous avons le droit de le croire, tel qu’il est sorti des mains de l’auteur. Il n’a rien perdu de sa vivacité primitive, ce qui prouve l’excellence des procédés suivis par le maître. La tête, les épaules, la poitrine et les mains, sans être dessinées comme le portrait de Monna Lisa, doivent compter parmi les morceaux les plus heureusement modelés de la peinture italienne. À côté de Léonard, c’est une indication ; à côté des maîtres qui sont venus après Titien, si l’on excepte Rubens et Rembrandt, c’est la vérité même.

Cependant on aurait tort de croire que Titien, pour arriver à cette perfection dans le portrait, s’en est tenu à l’imitation littérale et prosaïque des modèles qui posaient devant lui. La main la plus habile, l’œil le plus attentif n’auraient jamais suffi à l’accomplissement d’une pareille tâche. Bien voir et bien copier sont sans doute deux choses très importantes ; mais les portraits de Titien n’exciteraient pas depuis trois siècles bientôt une admiration universelle, s’ils n’étaient que la reproduction fidèle de la nature. Il y a dans ces ouvrages ce qu’il a vu, et ce qu’il a pensé après avoir vu. Non-seulement toutes les figures historiques reproduites par son pinceau ont un caractère individuel, mais chacune de ces figures exprime et résume la vie du modèle. Or, pour atteindre à cette expression, il ne faut pas s’en tenir au témoignage des yeux ; l’intervention de la pensée est une condition nécessaire. Pour moi, il est hors de doute que Titien, avant de tracer les premiers contours du visage, étudiait longtemps le caractère de son modèle, et cette étude préliminaire explique l’excellence de ses portraits. Quand il prenait le pinceau, il savait par cœur les sentimens, les habitudes qu’il voulait représenter. Malgré l’importance qu’il attribuait à l’imitation réelle, il aurait pu peindre de mémoire, et l’absence du modèle ne l’aurait guère