Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/854

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Je m’aperçois que vous êtes encore plus amoureux et plus poète que je ne le pensais, dit Zorzi en souriant. Vous vous imaginez donc que les hommes ont besoin de bonnes raisons pour se haïr cordialement ? Que faisait Abel à son frère Caïn pour être si détesté ? Il était plus beau, plus jeune et plus agréable au Seigneur. Le cœur humain est un foyer de passions, c’est-à-dire de forces qui s’attirent, se repoussent, s’équilibrent et se combinent de mille manières. Mettez seulement deux hommes en présence, et il se dégagera de leur contact, comme de celui de deux corps, une sorte d’attraction ou de répulsion qu’on nomme sympathie et antipathie, deux mots qui expriment admirablement cette action aveugle et fatale de la nature matérielle. L’éducation et les institutions sociales peuvent sans doute donner à ces forces une direction utile, comme on resserre entre deux rives un fleuve impétueux ; mais il n’est heureusement dans le pouvoir de personne de les anéantir. Il n’y a que les imbéciles ou les hypocrites qui s’indignent contre les passions, qui sont à l’homme ce que les vents sont à la voile du vaisseau qui traverse l’océan. Dans tous les temps, un jeune homme intelligent qui, comme vous, chevalier, a su se frayer un passage dans une société gouvernée par le destin, je veux dire par le privilège de la naissance, aurait excité l’envie des heureux de ce monde ; mais à l’heure où nous sommes, en face des événemens qui se préparent, vous devez être considéré comme un ennemi de l’ordre public, parce que les idées que vous professez et les sentimens qui vous animent troublent le repos de ceux qui occupent les meilleures places au banquet de la vie. Il en est de l’ordre comme de Dieu, chacun le définit et le conçoit dans les limites de son égoïsme intellectuel et moral. Mais revenons à l’objet qui vous touche, continua Zorzi après un instant de silence. Vous savez ce qui se passe en Italie, et sûrement vous avez entendu parler des affaires de Montenotte, de Millesimo et de Lodi. Ce sont là les premiers épisodes d’une iliade qui ne durera pas dix ans, et qui pourrait bien se terminer, comme celle des poèmes homériques, par la prise de Troie. Ce qui n’est pas douteux, mon cher chevalier, c’est que la lutte est engagée entre le vieux monde et le nouveau, et si Venise, la ville de Neptune, la citadelle du patriciat, comme l’ont heureusement qualifiée vos condisciples de Padoue, ne se soumet pas à la loi du temps en modifiant sa politique et ses institutions, elle succombera, comme Ilion, sous la colère d’un nouvel Achille, qui vaut bien, je crois, le fils de Pelée. Voulez-vous épouser la belle Hélène et l’enlever au blond Ménélas que lui destine son père ? ajouta Zorzi en laissant errer sur ses lèvres un léger sourire. Joignez-vous à nous. Nous formons un parti déjà puissant qui a des ramifications dans le grand conseil et dans le sénat, et qui compte sur le concours de la jeunesse éclairée et de tous ceux qui