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La vie d’Antoine Wohlfart dans la ferme du baron de Rothsattel est un tableau tracé de main de maître. Quelle activité il déploie ! quels trésors d’intelligence ! Au bout de quelques mois, le domaine n’est plus reconnaissable ; l’ordre est rétabli partout. J’ai dit que nous étions en Pologne : au milieu de ces populations slaves si peu façonnées au travail (je reviendrai, tout à l’heure sur ce point), les serviteurs du baron avaient laissé dépérir les terres ; avec Antoine Wohlfart, l’activité, la patience, toutes les mâles vertus germaniques ont reparu. On dirait un chef de colons dans un pays sauvage ; il communique à sa petite troupe l’ardeur qui l’anime. Ce sentiment de son œuvre, la joie des premiers succès, l’empêchent de remarquer d’abord tout ce que sa position a de pénible ; mais il faut bien à la longue que les illusions s’évanouissent. Le baron est aigri, la baronne est hautaine ; la reconnaissance qu’ils doivent à Wohlfart est trop lourde à leurs cœurs ulcérés. Lénore a beau redoubler d’attentions pour Antoine, elle a beau s’appliquer sans cesse à lui faire oublier les humiliations auxquelles il est en butte : Lénore elle-même n’est plus ce qu’elle était autrefois. Cette amitié qui semblait les unir depuis le jour de leur première rencontre, ils commencent à sentir l’un et l’autre qu’elle leur est à charge à tous deux. Leurs chemins ne sont pas les mêmes. Rassemblés un instant par le hasard, il faut qu’ils se séparent, qu’ils se disent adieu pour toujours, et ce désenchantement mêlé de larmes est rendu avec une délicatesse extrême. M. de Fink est venu retrouver Antoine dans le domaine des Rothsattel ; avec son esprit blasé et sa gracieuse impertinence, le jeune gentilhomme semble antipathique à Lénore, et déjà Wohlfart devine que Lénore et Fink vont s’aimer.

Au milieu de ces tristesses si bien décrites, d’étranges événemens se produisent. Les Polonais, chez lesquels s’est établie la colonie allemande, veulent piller le château du baron de Rothsattel. La présence de ces Allemands est comme un reproche à leur fainéantise ; ils sentent confusément que c’est là une invasion d’un nouveau genre, et ils n’ont pas de peine à ameuter toute sorte de passions sauvages contre le baron et sa famille. Gentilshommes et paysans sont accourus au cri de mort, les uns avec des pistolets et des fusils, les autres armés de faux, de pioches, de haches. Ils sont les maîtres des villages, ils pillent la campagne ; ils arrivent, les voici devant le château. Que faire contre ces bandits ? Demander des secours à la frontière, appeler de la Prusse polonaise quelques compagnies de chasseurs à cheval qui disperseront les agresseurs ? Impossible, tous les chemins sont occupés. Il n’y a qu’un parti à prendre, et il est déjà pris : Antoine et Fink ont rassemblé leurs hommes, fermiers, palefreniers, valets de charrue ; ils leur ont distribué des