Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/61

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

excité les jalouses fureurs de Fritz, d’avoir été la cause de ce drame sanglant. Fritz, qui a voulu l’assassiner, justifiait son fratricide par d’effrontés sophismes ; lui, au contraire, il intervertit les rôles, il se demande en tremblant s’il n’est pas le meurtrier de son frère. Cette conscience si scrupuleuse est impitoyable pour elle-même. Un de nos poètes s’est écrié dans un beau vers :

Est-ce que l’innocent connaît seul le remords ?

C’est là le supplice d’Apollonius ; il a des remords, des visions, des vertiges. L’affreuse scène du clocher est toujours devant ses yeux. Le romancier ne peut cependant laisser ce malheureux en proie à ces tortures iniques. Pour le délivrer du démon qui le possède, il faut qu’Apollonius fasse l’épreuve de ses forces. Ce sera le devoir qui le sauvera, qui lui rendra enfin sa liberté morale. Un orage éclate sur la ville. La foudre est tombée sur la tour Saint-George, l’ardoise fond, les poutres brûlent ; si le clocher s’écroule au milieu des flammes, l’incendie, propagé par l’ouragan, va dévorer une moitié de la ville. Un cri immense : Au feu ! au feu ! au clocher de Saint-George ! retentit de toutes parts, et dans ce désarroi, dans cette confusion produite par la détresse publique, il semble qu’un seul homme puisse combattre efficacement le fléau. « M. Nettenmair ! où est M. Nettenmair ? » crient des milliers de voix. L’épreuve est décisive pour le héros de M. Ludwig ; c’est dans le récit du romancier qu’il faut lire cette émouvante peinture :


« La foudre est tombée, cria une voix. Apollonius pensait tout bas : Si la foudre tombait sur la tour Saint-George, à l’endroit où manque cette plaque de fer-blanc (il avait essayé en vain de remonter sur la tour, d’achever son travail incomplet, et cette pensée ne le quittait pas), si j’étais obligé de monter là-haut, si deux heures venaient à sonner… Tout à coup un cri de détresse retentit à travers le tonnerre et l’ouragan. « La foudre a éclaté ! le tonnerre est tombé sur la tour Saint-George ! au secours ! au secours ! à Saint-George ! vite ! au feu ! au feu ! au clocher de Saint-George ! » Les cornes des veilleurs de nuit jetaient leurs lugubres appels, les tambours battaient, et toujours l’orage, toujours les roulemens et les éclats du tonnerre. Puis des voix criaient : « Où est Nettenmair ? lui seul peut nous sauver. Nettenmair ! Nettenmair ! Au feu ! au feu ! Le feu est à Saint-George ! Nettenmair ! Où est-il ? Au feu ! à Saint-George ! »

« L’architecte vit pâlir Apollonius. On criait toujours : « Où est Nettenmair ? » Tout à coup une vive rougeur anime les joues pâles du jeune homme ; il se dresse, boutonne rapidement son habit, attache sous son menton les lanières de cuir de sa casquette. « Si j’y reste, dit-il à l’architecte en se préparant à sortir, ayez soin de mon père, de la femme de mon frère et des enfans. » L’architecte eut peur : ce si j’y reste du jeune homme avait retenti à ses oreilles comme s’il eût dit : « J’y resterai. » Il soupçonna que ce