Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/676

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il ne m’appartient pas de prévoir l’avenir qui lui est réservé. La seule tâche qui me soit échue est d’examiner ses premiers travaux, et d’en estimer la valeur selon mes lumières, en laissant aux érudits le soin de traiter les questions de détail, qui n’intéressent pas le public, mais qui ont une grande importance pour les hommes spéciaux.

M. Taine a lu et relu Tite-Live et Platon. C’est un grand avantage sans doute. Cependant je suis loin de partager toutes ses opinions sur l’histoire et la philosophie, et je crois que, pour combattre son avis, il n’est pas nécessaire d’appeler à son aide tous les argumens que fournit l’érudition. Qu’il s’agisse en effet de l’histoire romaine ou de l’histoire française, de Tite-Live ou de Jacques de Thou, de Platon ou de Descartes, il y a dans la discussion historique ou philosophique des points qui appartiennent à l’école, et des points d’une autre nature que l’école ne peut revendiquer. Lorsqu’on s’adresse au public, il faut séparer avec soin ces deux parties de la discussion, si l’on veut être écouté. La méthode qui convient à l’école ne convient pas à la foule. Aux disciples assis sur les bancs d’une salle on peut présenter des textes comme l’équivalent d’un argument, et dans ces réunions studieuses la philologie usurpe facilement la place et l’autorité de la philosophie. En parlant à la foule, la critique a d’autres devoirs à remplir. L’interprétation et l’analyse des textes les puis vénérés n’offriraient à la masse des lecteurs qu’un médiocre intérêt. Pour exciter leur attention, il faut s’en tenir aux idées et user avec sobriété du témoignage des anciens. Le train des choses ne dépend pas de notre volonté : ceux qui n’ont pas vécu depuis vingt ans dans le commerce familier des livres préfèrent volontiers une pensée clairement expliquée aux citations les plus savantes et les plus inattendues, et peut-être la vérité n’a-t-elle rien perdu au dédain de la foule pour les citations. L’érudition et la science ne se confondront jamais. L’érudition est une arme, la science est une conquête : la foule ne fait pas la guerre pour la vérité, elle j ouit de la vérité conquise.

Qu’il suive les conseils que nous lui donnons ou qu’il n’en tienne aucun compte, nous devons reconnaître dès aujourd’hui que M. Taine est pour la critique militante une précieuse recrue. Il n’aura jamais besoin, comme tant d’autres, d’étudier à la hâte dans la journée la question qu’il se propose de discuter le lendemain. Il possède dès à présent un fonds opulent auquel viennent s’ajouter ses acquisitions de chaque jour. Il dépend de lui de se composer à son usage un système littéraire qui plus tard réglera son enseignement. Or ce qui manque à la critique militante, c’est précisément un système littéraire. Dans cette mêlée qui s’appelle discussion, les plus puissans,