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l’activité même du malade. Il faut qu’il coopère lui-même à sa guérison : il le fait par le travail. Comment s’y est-on pris à Stéphansfeld pour occuper soit le corps, soit l’esprit et l’imagination des aliénés ?

De toutes les formes du travail physique, c’est le travail agricole qui dans un hospice d’aliénés doit être préféré. Pendant longtemps, la crainte a empêché d’organiser sur une grande échelle le travail agricole. On frémissait à l’idée de mettre entre les mains des aliénés des instrumens aigus, tranchans, contondans. On a osé l’essayer, et très rarement l’on a eu des accidens à déplorer[1] ; on n’en a pas compté un nombre plus grand que dans la société, où le crime peut également abuser de ces instrumens de travail. Interdira-t-on l’usage des faux et des haches, parce, qu’elles peuvent devenir un moyen de destruction entre les mains d’un scélérat ?

Quelle différence entre ces fous d’autrefois qui, semblables à des animaux enragés, passaient quinze, vingt, trente ans, attachés à la chaîne dans des cabanons infects, et ces braves gens que nous voyons aujourd’hui partir le matin, la pioche sur le dos, avec un ou deux gardiens, se rendre au travail dans des champs sans clôtures, et revenir le soir au logis, harassés, sans avoir tenté de s’évader et sans avoir fait de mal à personne ! Ce sont les mêmes hommes, mais ils ont cessé d’être redoutables depuis qu’on a cessé de les craindre.

Dans une de mes visites à Stéphansfeld, je remarquai une troupe d’aliénés qui moissonnaient un champ. La chaleur était accablante ; mais la plupart de ces hommes, habitués aux travaux de la campagne, supportaient mieux que nous cette température caniculaire : un vaste chapeau de paille les préservait du soleil, et le travail les distrayait de la chaleur. Les uns fauchaient le blé, les autres le mettaient en gerbes, ou l’arrangeaient sur des voitures, conduites également par des aliénés. D’heure en heure, une majestueuse locomotive se précipitait à toute vapeur, vomissant sa fumée, ses milliers d’étincelles, ses sifflemens aigus, et entraînant après soi, avec un bruit terrible, un attelage interminable. Les travailleurs levaient la tête, regardaient un instant et se remettaient à l’ouvrage. Ce qui eût été pour un aliéné enchaîné la cause d’une fureur violente était à peine pour eux L’objet d’un regard. Sans doute ce spectacle a quelque chose de trompeur et cache une triste réalité, mais il n’en est pas moins satisfaisant pour l’esprit. Il est touchant de voir ces hommes, privés au moins passagèrement de la faculté essentielle qui constitue l’humanité, se rendre utiles aux autres et à eux-mêmes, grâce à la surveillance et à la direction d’une pensée supérieure qui raisonne pour eux.

  1. A Stéphansfeld, il n’y en a jamais eu.