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pièce à pièce, ces archives d’une domination suprême et personnelle qui semble ne se reposer jamais.

On le conçoit même, cette action si continue et si démontrée d’un pouvoir unique fait naturellement supposer qu’il n’existait pas une autre force morale dans la même zone et le même temps. Les apprêts matériels et la conduite de la guerre, l’administration civile aussi détaillée que la fait le pouvoir absolu, et avec les aggravations de sacrifices que la guerre exige, remplissent tous les récits, occupent toutes les pages des plus habiles historiens. La nation disparaît dans la gloire du chef ; elle semble n’avoir qu’une seule pensée, n’entendre qu’un seul mot d’ordre, dont s’écartent tout au plus quelques esprits faux. L’histoire administrative et stratégique est tout ; il n’y a pas d’histoire sociale, point de place pour le travail de la pensée publique. Son silence est pris pour son néant. Et par là même peut-être, à ne considérer cette omission que sous le rapport de l’exactitude, manque-t-il quelque chose à l’explication de l’avenir et à la préparation des événemens dans des récits d’ailleurs si complets. Plus ou sent cette lacune, moins on a la prétention de pouvoir y suppléer ; mais, parmi les demeurans nombreux encore d’un temps déjà si loin de nous, il reste du moins à recueillir bien des témoignages anecdotiques, et je vais donner un exemple de cette vérité.

Vers les vacances de Pâques de 1809, sous l’habit uniforme du lycée impérial que je portais encore, j’étais, avec deux camarades oubliés aujourd’hui malgré leurs noms historiques, Aréna et B…, dans le château de ***, chez un fonctionnaire considérable, M. C…, homme d’esprit très répandu dans le monde, ardent constitutionnel de 1789, devenu par la suite grand chasseur et gros joueur, ancien ami de Moreau, mais fort ami de Corvisart, et, comme il le disait parfois en riant, préservé, sinon guéri, par le premier médecin de l’empereur.

Il avait attendu, pendant cette semaine de printemps, dans son château d’origine nationale, plusieurs amis ou commensaux de Paris, et d’abord, pour quelques heures du moins, le docteur Corvisart, puis l’aimable sénateur Dupont de Nemours, un autre sénateur d’un nom moins irréprochable, le célèbre Garat, ce Sénèque[1] de la terreur, qui, par faiblesse d’âme et facilité de sophiste, avait pu trouver une explication atténuante des crimes du 2 septembre, esprit rare d’ailleurs, brillant et subtil, capable même de résistance, non pas devant le péril extrême, mais devant la disgrâce, et supérieur aux séductions vulgaires du crédit et de la richesse.

  1. « Adverso rumore Seneca erat, quod confessionem tali defensione scripsisset. » (Tac. Ann., lib. XIV.)