Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/898

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’était aussi Luce de Lancival dans l’éclat du succès récent de sa tragédie d’Hector, le banquier Collot, l’helléniste des banquiers, érudit et antiquaire au milieu de la dissipation des affaires et du monde ; l’ancien conventionnel Bailleul ; Arnault, de l’Institut, estimé pour son caractère autant que redouté pour son esprit ; Pigault-Lebrun, le romancier philosophique du directoire, devenu presque muet dans un bureau de douane sous l’empire. Presque tous étaient arrivés de la veille chez un hôte dont ils aimaient la franchise et le bon accueil ; mais une bien autre visite, espérée du maître de la maison, et que devait lui amener son excellent ami le sénateur Gueheneuc, c’était le duc de Montebello, le maréchal Lannes, le héros des sanglantes campagnes de 1805, 1806 et 1807, déjà, par un calcul d’étiquette, revêtu de l’ancien titre monarchique de colonel-général des suisses, mais difficile à transformer en serviteur de cour, et gardant, disaient à demi-voix quelques vieux libéraux, le privilège de parler à l’empereur comme à un homme, et de lui donner des conseils de paix et même de liberté.

J’avais, suivant mon instinct de curieuse attention, déjà beaucoup lu, écouté, questionné sur le maréchal Lannes, tant nommé dans les bulletins lus au réfectoire du lycée et dans les matières de vers latins données en rhétorique.

J’avais en même temps, par préjugé de société, recueilli déjà sur ce nom glorieux bien des ouï-dire, fort différens de l’admiration officielle. Le héros du Moniteur était désigné, dans le petit salon émigré du comte de ***, comme un soldat inculte, un sabreur aux rudes manières. On sait la folle crédulité des partis, même respectables, et quelle était parfois, dans les hommes les plus polis de l’ancien régime, l’âpreté des jugemens et le dédain du langage sur les parvenus à la gloire de nos grandes guerres de la révolution et de l’empire. On en disait parfois plus qu’on n’oserait dire aujourd’hui de nos parvenus à la fortune et de nos millionnaires par la politique.

J’attendais, sous ces impressions diverses, le moment de voir le maréchal Lannes, et je parcourais l’avenue du château, avec mon camarade Aréna, les yeux fixés sur la route de Pont-Thierry, par où le maréchal devait arriver du château d’Étoges, où il était descendu chez le comte Gueheneuc, son beau-père. Aréna, dont les grands yeux noirs voyaient au loin dans la plaine, se désolait de ne rien découvrir. Vif et hardi jeune homme de dix-neuf ans, laissé au lycée impérial en mathématiques, sous la disgrâce de son nom de conspirateur, il gémissait de n’avoir pu encore passer à Fontainebleau, et il n’espérait plus la faveur d’une sous-lieutenance que d’un mot du maréchal, s’il pouvait l’obtenir.

Pendant que nous raisonnions sur cette impatience de mon ami, le maître de la maison et quelques-uns de ses hôtes s’avançaient