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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/154

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d’œuvre. Aussi n’en parlé-je qu’à cause des allusions fréquentes à la période de Wetzlar qui s’y trouvent naturellement intercalées, et qui donnent au livre un certain piquant comme tableau de mœurs. Nous y voyons aller et venir, faire l’amour et la débauche, rire, boire, chanter et se démener, cette chevalerie de taverne au milieu de laquelle parade le jeune Wolfgang sous le nom du paladin Goetz. Un des preux de cette Table-Ronde entonne après boire une chanson française. « Eh quoi ! s’écrie Goetz, tu te prétends un chevalier teuton, et tu chantes des refrains étrangers ? » Un autre, interrogeant Goetz, lui demande où il en est du monument qu’il érige à son aïeul : « J’avance, mais tout doucement, lui répond celui-ci, car il s’agit cette fois d’un chef-d’œuvre à confondre le présent et l’avenir. » C’était alors le temps en Allemagne des sociétés littéraires politiques et mystiques, et tandis que Frédéric de Goué et ses paladins faisaient revivre à Wetzlar les pratiques du fameux héros de Cervantes[1], une corporation de hardis poètes s’agitait à Goettingue dans une exaltation lyrique qui ne laissait pas d’avoir, elle aussi, son côté bouffon. Liberté, patriotisme, amitié, religion, vertu, nobles devises qu’on invoquait à tout moment et à grosse voix, au risque d’abuser de la paraphrase et de tomber dans le pathos et la momerie, éternel écueil de toutes les républiques de ce monde ! L’auteur de la Messiade était, comme on sait, l’âme de cette association. Aux jours d’assemblée, les odes de Klopstock figuraient ouvertes sur un pupitre d’honneur ; à table, on buvait à sa santé le vin du Rhin ; puis, au banquet par lequel on fêtait périodiquement l’anniversaire de sa naissance, une sorte de trône restait vacant à son intention, et ses œuvres étaient solennellement couronnées, tandis que les poèmes de Wieland, honteusement lacérés sous la table, servaient à allumer les pipes[2]. Goethe, bien qu’il fût sur plusieurs points en dissentiment

  1. Comme don Quichotte, les preux de cette Table-Ronde n’employaient entre eux que le jargon de la chevalerie et se livraient à leurs manœuvres de l’air du monde le plus sérieux. Ainsi ils avaient fait de la légende des Quatre Fils d’Aymon une sorte de livre canonique dont un des leurs lisait quelques pages au début de chaque séance, en ayant soin d’accompagner sa psalmodie d’un véritable rituel liturgique Plusieurs écrivains ont prétendu, mais sans que cette opinion se soit d’ailleurs justifiée, qu’un but philosophique et mystique se cachait sous les dérisoires manifestations de cet ordre anonyme dont le premier degré s’appelait le passage, le second le passage du passage, le troisième le passage du passage au passage, et enfin le quatrième le passage du passage au passage du passage. — Quoi qu’il en soit, ce qu’il y a de certain, c’est que Goethe s’y adonna avec une ardeur voisine de l’emphase, révisant le texte des Quatre Fils d’Aymon et s’occupant du dispositif des cérémonies. Faut-il voir dans cette étrange école buissonnière une réaction qu’avaient amenée chez Goethe le séjour à Francfort et la discipline trop tendue du foyer paternel ? M. Viehoff y pencherait assez, et nous ne demandons pas mieux que de nous laisser guider là-dessus par les vues de l’excellent biographe.
  2. Voyez la lettre de Voss citée dans l’intéressant ouvrage du docteur Prutz, der Goettinger Dichterbund (p. 246) : « Je m’étais fait faire un habit neuf tout exprès pour la cérémonie. On se rassembla au coup de midi autour d’une vaste table toute couverte de fleurs ; à la place d’honneur était le siège de Klopstock chargé de fleurs et de guirlandes couronnant les œuvres complètes du grand homme ; au-dessous de ce trône gisait ignominieusement l’Idris de Wieland. Cramer nous lut alors diverses odes de Klopstock ayant rapport à l’Allemagne, puis on prit le café en se faisant des allumettes pour les pipes avec les œuvres de Wieland. Boïe, qui ne fume pas, se contenta de fouler aux pieds le livre lacéré. On servit le vin du Rhin, et nous bûmes crânement à la santé de Klopstock, à la mémoire de Luther et du grand Hermann. C’était le moment de réciter l’ode de Klopstock au vin du Rhin. Les têtes s’échauffaient. On parla liberté, Allemagne, vertu, et vous pouvez vous imaginer avec quel enthousiasme ! Ensuite on se mit à manger et à boire du punch, et la séance finit joyeusement par un auto-da-fé du buste et des écrits de ce polisson de Wieland. » — Voyez aussi Viehoff, t. IV.