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celles qu’il reçoit de l’écrivain qui est le principal rédacteur, et celui-ci à son tour est jugé sur son œuvre. Dans les plus grandes villes, un homme de mérite qui conduit habilement et honnêtement un journal est sûr d’obtenir l’estime et la considération, mais il arriverait plus vite à la notoriété et à l’influence par la chaire ou par le barreau. Si, sur le littoral de l’Atlantique, il faut pour écrire dans la presse des connaissances et de l’aptitude, — dans les solitudes de l’ouest, le journaliste pourra n’être qu’un spéculateur sans éducation, et il sera apprécié suivant ses mérites. La statistique que nous avons donnée plus haut prouve que les deux tiers des journaux américains sont des feuilles hebdomadaires, c’est-à-dire de ces journaux à l’état rudimentaire dont nous avons expliqué la naissance, et dans lesquels un seul homme est à la fois rédacteur, compositeur et imprimeur. Partageant les travaux, les habitudes et les passions des populations rudes et turbulentes au milieu desquelles ils vivent, ces journalistes improvisés se font les échos fidèles des pionniers ou des planteurs qui les entourent : leur unique tâche est de servir des inimitiés de clocher, et comme la lutte politique se complique souvent de rivalités d’intérêt personnel, ils en viennent très vite à l’injure et aux violences, bientôt après aux voies de fait. De là ces provocations fréquentes, ces duels et même ces assassinats qu’enregistrent trop souvent les feuilles du Nouveau-Monde. On croit faire le procès de la presse américaine en représentant le journaliste écrivant avec des pistolets chargés sur son bureau, et ne sortant qu’armé jusqu’aux dents : ce portrait, qui peut être vrai sur les rives du Mississipi, qui ne serait qu’une fantaisie sur les bords de l’Océan, est simplement la condamnation des mœurs violentes de l’ouest et du sud. Si les journalistes se battent plus souvent et sont plus fréquemment assassinés que leurs voisins, c’est parce qu’ils sont plus en évidence, et que leur profession leur crée plus d’inimitiés.

Demander si la presse est libre aux États-Unis peut sembler une question paradoxale : on est cependant fondé à la faire. A défaut d’entraves législatives, les journaux américains sont dans la dépendance absolue d’un maître capricieux et despotique qui est tout le monde. Ce qui fait la grandeur et la noblesse des lettres, c’est la mission que l’écrivain semble avoir reçue d’éclairer et de guider l’opinion, et de la ramener au vrai quand elle s’égare. Malheureusement le public est prompt à former ses jugemens; il obéit à ses instincts plutôt qu’à la raison, et il faut quelque temps pour le détromper. Ce temps manque toujours à la presse américaine. N’ayant pas d’abonnés, elle n’a pas, comme les journaux européens, une clientèle captive qui assure son existence pendant la durée d’une