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avec tendresse et à invoquer avec espérance les incarnations de la Divinité, qui se manifestait visiblement aux enfans de la terre. À Civa qui détruit, ils opposèrent Vichnou qui conserve.

Cette dernière croyance se montra dans l’Inde après les deux autres. Appartient-elle en propre à la race aryenne ? est-elle venue d’ailleurs ? L’histoire ne nous apprend rien sur cette grave question. Toujours est-il qu’on la voit se produire longtemps après le naturalisme allégorique sorti de la doctrine des Védas, et entraîner les peuples de l’Inde hors des voies que leur traçait la tradition antique. De l’amour de Dieu à l’amour de l’humanité, il n’y a qu’un pas : ce pas fut franchi lorsqu’un fils de roi, Çâkyà-Mouni, quittant le palais de ses pères, parcourut l’Inde en proclamant une doctrine nouvelle ; mais, pour que ce réformateur trouvât à qui parler, il fallait qu’un élément étranger se fût mêlé à la race aryenne. Or cet élément, c’étaient les indigènes, longtemps qualifiés de barbares, qui avaient fini par entrer dans la société indienne, par la pénétrer avec leurs instincts plus naïfs et leurs aspirations vers le merveilleux. Était-il étonnant que l’esprit populaire réagît contre les dogmes imposés jadis par la conquête, quitte, à y revenir plus tard, tant il se rencontre d’incertitude et de mobilité dans les masses ?

Il y a donc lieu de signaler ce mélange des indigènes à peau noire avec les Aryens au teint blanc comme un fait important, et dont on doit tenir compte quand on parle de la société indienne. Il explique bien des contradictions apparentes, bien des modifications dans les idées religieuses. Aujourd’hui il n’y a plus dans l’Inde de purs Aryens que les brahmanes, et encore beaucoup d’entre eux, qui passent pour de faux brahmanes tardivement affiliés à la caste suprême, n’ont-ils aucun droit à revendiquer un titre de noblesse qu’ils s’arrogent sans preuves. La masse des populations indiennes se compose presque tout entière des descendans des peuples autochthones. À mesure que la race conquérante s’avançait vers le sud et vers l’ouest, des villages composés d’artisans et de laboureurs demandaient à entrer dans le système politique et religieux qui la régissait et constituait sa force. Le brahmanisme adoptait comme enfans de la famille aryenne ces utiles et pacifiques travailleurs ; il leur donnait rang parmi les gens de la troisième caste, les vaïcyas, en leur conférant le cordon d’investiture comme récompense de leur conversion. Porter en sautoir le cordon fait de trois brins de laine[1], fut-on chaudronnier ou tisserand, c’est dire à la face de tous : « J’appartiens par naissance ou par adoption à la race des Aryens, à une caste

  1. Le cordon d’investure est de coton et en trois fils pour un brahmane, de trois fils de chanvre pour un kchattrya, et de trois brins de laine filée pour un vaïcya.