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elle n’était mouillée qu’à 200 mètres de ce point. Les autres bâtimens de la division, au milieu desquels le Vautour faisait flotter son pavillon de commandement, avaient jeté l’ancre entre le fort intermédiaire et la forteresse.

Ainsi installés sur un pied de défense très respectable nous pouvons écouter sans crainte les bruits qui nous viennent de toutes parts. Ce sont d’abord les journaux qui, reproduisant les dépêches russes, nous apprennent que nos ennemis ne sont pas disposés à nous laisser jouir tranquillement de notre possession. L’empereur Alexandre, resté malade à Nicolaïef, a donné des ordres pour que son armée ne soit pas inactive, et il a prévu l’hivernage à Kinburn de nos bâtimens, « puisque, disent les dépêches, des barques plates en grande quantité sont années en guerre dans le Bug, et qu’une flottille attend dans le Dniéper un moment favorable pour s’y joindre. » Ensuite ce sont deux déserteurs qui affirment à l’interprète qu’un mouvement considérable de troupes se fait à Cherson, et qu’on parle d’une attaque prochaine et inévitable. Puis encore c’est l’armement d’Otchakof : le fort n’existe plus, mais les hauteurs se couvrent, assure-t-on, de batteries en terre. Nous pouvons d’ailleurs nous-mêmes, à l’aide de longues-vues, suivre l’exécution de ces ouvrages. Les troupes travaillent avec toute la patriotique ardeur que le knout est capable d’exciter ; des exercices fréquens sont commandés pour distraire la jeune milice, nouvellement recrutée. La journée du 3 novembre survint au milieu de ces préparatifs de l’ennemi qui nous tenaient en éveil. Une brume des plus intenses étendait depuis le matin son voile épais sur le liman. Les bâtimens s’étaient perdus de vue, et leurs équipages reposaient paisiblement. Soudain des coups de fusil précipités retentissent, le canon gronde, et les cris « aux armes ! » nous arrivent distinctement. Chaque commandant, à défaut d’ordres qu’il était impossible de transmettre, se met aussitôt en branle-bas de combat. La Dévastation reprend en un instant son terrible aspect : les canonniers sont tous à leurs pièces, les affûts grincent, les pourvoyeurs attendent. Au bout d’un silence de quelques minutes, le cri de « qui vive ! » poussé par les factionnaires annonce l’arrivée d’un canot. Quatre officiers français, qui s’étaient aventurés à plusieurs mètres du poste avancé, venaient d’être enlevés par les Cosaques, qui, peut-être sans cette rencontre, eussent tenté un coup de main sur nos ouvrages[1].

  1. La relation de la captivité de nos officiers a été publiée dans les journaux français. Elle constate le bon accueil qu’ils trouvèrent en Russie. Le tsar Alexandre II les reçut à Nicolaïef, et s’informa avec intérêt de leur grade, de leur position. Il leur demanda s’ils étaient bien traités, et, sur leur réponse affirmative, il ajouta : « Ne craignez rien, messieurs, dites-moi bien tout ; je reçois tous les jours tant de bons témoignages de la manière dont mes officiers sont traités en France, que je tiens à vous faire passer le moins désagréablement possible le temps que vous devez rester parmi nous. » Il leur tendit ensuite la main et les congédia en disant : « Espérons, messieurs, que cette poignée de main pourra bientôt être celle d’un ami ! — Sire, lui répondit l’un des officiers, notre captivité sera presque pour nous un heureux souvenir, puisqu’elle nous aura procuré l’honneur de voir votre majesté. » Ils se retirèrent ensuite, et descendirent dans la cour de l’hôtel, où ils se virent bientôt entourés par de hauts personnages avides de les questionner. Chacun d’eux eut son groupe. Parmi ses interlocuteurs, un des prisonniers, qui avait le grade d’enseigne, distingua bien vite un officier portant des lunettes, des épaulettes à grosses torsades, et auquel toutes les personnes présentes témoignaient un profond respect. Toutes ses questions portaient sur la marine. Après avoir longuement répondu, l’enseigne crut à son tour pouvoir se permettre quelques questions, et il lui demanda s’il servait dans la marine. « Oui, répondit-il, je suis marin depuis mon enfance. » L’enseigne français allait continuer ses questions, lorsque le capitaine L…, qui venait de prendre quelques renseignemens, s’approcha de lui en disant : « Vous savez que vous parlez à son altesse impériale le grand-duc Constantin. » Visiblement décontenancé en apprenant quel était son interlocuteur, l’officier français s’excusa ; mais le prince le mit bientôt à son aise. Il le présenta lui-même au général Todtleben, au comte Orlof et à d’autres personnages. Puis, un de ses aides-de-camp étant venu le prévenir qu’il était attendu : « Au revoir, monsieur, dit-il au marin français en lui tendant la main ; j’espère vous revoir avant mon départ pour Odessa. » Effectivement quatre jours après il le fit rappeler. La captivité de nos officiers fut en définitive aussi douce que possible, et ils n’eurent qu’à se louer des soins, des attentions mêmes dont ils furent l’objet jusqu’au 13 décembre, jour où on leur annonça l’arrivée d’une frégate française qui venait les chercher.