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giens, sortes de loups humains qui ne sont occupés que de guerres, de proies et de partages ; mais la véritable grandeur de cette histoire se révèle quand, écartant la monotonie apparente qui la recouvre, on cherche à voir comment les Germains se fondent parmi les Gallo-Romains, comment se transforment les institutions de l’empire, comment la féodalité commence, comment le pouvoir spirituel se dégage, comment les langues novo-latines sont en germe, comment en un mot l’ordre social nouveau sort des ruines de l’ancien. De même ici ce qu’il faut chercher, c’est par quels degrés l’homme primitif et dénué est parvenu, quand l’histoire entrevoit les premiers empires, à fonder de puissantes sociétés munies de toute sorte de ressources et de connaissances. Deux voies d’exploration sont, comme je l’ai dit, ouvertes : l’une est l’étude comparative des sociétés sauvages qui ont existé ou qui existent sur le globe, et leur classement méthodique ; l’autre est l’étude des monumens de l’antique industrie, les vestiges de l’antique existence que l’on exhume du sein de la terre. C’est une archéologie qui se recommande aux méditations de l’historien.

La hache en silex, contemporaine des mastodontes, est le témoin le plus ancien. Nous n’avons rien qui soit plus humble que cet essai d’industrie, ni qui remonte plus haut. Se développer d’un germe et passer de phase en phase est le propre de toute vie et de tout ce qui provient de la vie. C’est ainsi que les sociétés, devenues la transformation héréditaire de la vie individuelle, sont assujetties à la loi de développement suivant les conditions de l’existence qui leur est propre. Le génie humain peut se vanter, comme d’une de ses plus belles découvertes, d’avoir déterminé, sur une durée connue qui ne dépasse guère quatre mille ans, la marche du phénomène et la direction du mouvement. L’astronome, sur un bout de courbe qu’il observe, calcule l’orbite entière d’un astre. C’est, on peut le dire, sur un bout seulement de la série que non pas la courbe (nous ne sommes plus ici en astronomie), mais l’évolution, malgré toutes les perturbations de lieux, d’événemens et de races, a été entrevue. Aussitôt une lumière s’est projetée sur le passé ; une lumière plus indécise, mais réelle pourtant, s’est projetée sur l’avenir. Quand les races humaines ont débuté sur la terre, il était incertain si l’empire devait leur en appartenir ; quand elles ont combattu entre elles pour le sol, pour les eaux, pour la conquête, il était incertain qu’il dût jamais sortir de là que des sociétés partielles, cantonnées et ennemies. Aujourd’hui la terre est conquise, et l’humanité absorbe peu à peu les sociétés partielles et les entraîne vers un but commun.

É. Littré.