Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/504

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et obscur tout ce qu’ils ne comprennent pas, ont accusé M. Cousin d’être un esprit allemand : je ne connais pas de jugement plus frivole. M. Cousin me semble au contraire un des représentans les plus caractérisés de l’esprit français au milieu d’une génération qui elle-même, par ses qualités et ses défauts, porta fortement l’empreinte de sa nationalité. Je n’en veux donner pour le moment qu’une preuve superficielle et tout extérieure. La marque essentielle de l’esprit français, c’est de n’être bien compris qu’en France. Plus une œuvre présente avec énergie les traits d’un génie particulier, moins elle est faite pour être complètement appréciée au dehors. L’Histoire de la Civilisation de M. Guizot, traduite en allemand ou en anglais, conservera tout son prix, et la traduction ne sera pas fort inférieure à l’original : en serait-il ainsi pour les leçons de M. Villemain ? Non certainement ; ces études si délicates y perdraient une partie de leur grâce et la fleur d’atticisme qui a pour nous tant de séduction. Je pense de même que l’œuvre si complexe de M. Cousin ne peut être bien appréciée que par des lecteurs pénétrés du goût français, qu’un étranger n’y verrait pas mille beautés qui nous charment, et qu’il y apercevrait bien des lacunes dont l’art prodigieux du maître nous dérobe le sentiment.

Le curieux récit de voyage que M. Cousin vient de nous livrer est du reste ici d’un poids décisif. Il est évident que M. Cousin n’a vu et connu l’Allemagne que dans la mesure qui convenait à son originalité. De grands obstacles l’empêchèrent heureusement d’aller au-delà, et il nous avoue lui-même que bien des choses, dans la doctrine des maîtres qu’il interrogeait, produisaient sur lui, sans qu’il y eût de sa faute peut-être, l’effet des ténèbres visibles de Dante. Tous les contacts intellectuels vraiment fructueux s’opèrent de la sorte. Trop bien savoir est un obstacle pour créer : on ne s’assimile que ce qu’on ne sait qu’à demi. Si Raphaël et Michel-Ange avaient connu les monumens figurés de la Grèce comme on les connaît de nos jours, le commerce de l’antiquité n’eût pas été pour eux si fécond. Le torse du Vatican et quelques débris de second ordre leur en ont bien plus appris que ne l’eussent fait les trésors de l’acropole à Athènes et de Pompéi. Si Mahomet avait étudié de près le judaïsme et le christianisme, il n’en eût pas tiré une religion nouvelle ; il se fût fait juif ou chrétien, et eût été dans l’impossibilité de fondre ces deux religions d’une manière appropriée aux besoins de l’Arabie. La connaissance exacte divise et distingue, mais ne réunit pas ; les combinaisons de doctrines ne se font qu’à la condition de deviner et d’entrevoir plutôt que de savoir.

L’Allemagne, quand la vit M. Cousin, était du reste à un de ces momens. décisifs où une nation communique plus volontiers son âme