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les Μνημόσυνα (Mnêmosuna) n’avaient d’autre mérite que d’être une tentative hardie au point de vue de la linguistique, je n’en croirais point devoir parler longuement ; mais M. Valaoritis ne s’est pas contenté de se servir de l’idiome des klephtes épirotes, il la fait revivre dans des poèmes tout animés de l’esprit héroïque des guerres de l’indépendance la mémoire des intrépides soldats qui ont préparé l’insurrection nationale de 1821 ; il a remis en lumière une phase trop oubliée de la lutte qui s’est terminée par l’émancipation d’une partie de la Grèce, et dont il est indispensable de retracer ici quelques incidens pour faire comprendre ses poèmes.

Le nom d’Ali-Pacha est inséparable de la première période du soulèvement des populations chrétiennes. Ali personnifie l’Épire musulmane, tandis que Markos Botzaris, le héros de Souli, est l’expression complète de l’Épire orthodoxe. Tous les Épirotes sont par leur valeur les dignes fils de Pyrrhus, et on s’étonne au premier coup d’œil qu’une race aussi belliqueuse ait subi si longtemps la domination étrangère ; mais les dissensions religieuses qui déchirent le pays ont rendu inutile le courage de ses guerriers. L’église orientale, l’église romaine, l’islamisme se font en Albanie une guerre acharnée. Les partisans de Rome, trop peu nombreux dans cette province pour ranger le peuple entier sous leurs drapeaux, ruinent ses forces en les divisant, et le livrent ainsi aux Albanais mahométans. Ali sut mieux que personne profiter de ces discordes. Rusé et sceptique, il opposa tour à tour les musulmans aux chrétiens et les chrétiens aux pachas de Mahmoud II. Le poème des Μνημόσυνα (Mnêmosuna) intitulé Ἡ Φυγὴ (Hê Phugê) (la Fuite) est un épisode de la guerre dans laquelle le pacha de Janina souleva contre les montagnards de Souli toutes les forces de l’Albanie mahométane.

Retranchés derrière leurs rochers, les Souliotes avaient su rester libres au milieu de leurs frères asservis. Ali, enorgueilli de ses succès, pensa qu’il serait plus heureux que ses prédécesseurs. Une première campagne lui révéla les périls d’une entreprise qu’il avait crue si facile ; mais, nourri dans les traditions de la politique asiatique, il se dit que la trahison le servirait mieux que les armes. Après s’être emparé par une ruse déloyale du capitaine Lambros Tsavellas et de soixante-dix palikares de Souli, il marche contre les Souliotes et propose à Tsavellas, en lui offrant la plus haute fortune, de servir ses projets. Il ajoute que, s’il s’y refuse, il le fera écorcher vif. Tsavellas, aussi dissimulé que le pacha, se contente de répondre que « ses concitoyens ne consentiront jamais à se sou-