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jour le signe de son talent, se déclare dès ces premiers débuts. On noterait sans peine chez le poète de Ferrare les inspirations d’Eléonore ; dans les ébauches désordonnées d’Immermann, quand on rencontre çà et là une page heureuse, une scène délicatement conduite, comment ne pas y reconnaître l’influence, j’allais dire la main de Mme de Lützow ?

Ces heures de poésie, ces jeux de l’esprit et du cœur, étaient une distraction nécessaire aux chagrins de la jeune femme. Sa vie eût été bien sombre sans les amitiés fidèles qui l’entouraient. Son père s’était remarié ; M. de Lützow, depuis longtemps déjà, n’était plus pour elle qu’un compagnon indifférent. Il y avait loin de ce personnage si ennuyé désormais, si froid, si vulgaire, au brillant officier qu’elle avait choisi entre tous. Elle se rappelait avec larmes ses années de fiançailles, lorsque, luttant contre les vœux de son père, elle avait voulu, riche, belle, enviée, donner sa main à ce soldat de fortune. Elle se rappelait aussi les vaillantes émotions de 1813 ; elle pouvait dire : J’ai eu mon heure, j’ai été aimée, j’ai inspiré de grandes choses. Hélas ! cette illusion qui la soutenait encore lui fut cruellement enlevée. En jour, M. de Lützow avait reçu la visite d’un de ses compagnons d’armes. Assis sur un banc du jardin, ils s’entretenaient de leurs années de service et de leurs souvenirs de jeunesse. C’étaient parfois d’assez vulgaires souvenirs. « Te rappelles-tu, disait l’un, l’avenir que nous nous étions promis ? Tous les quatre (et il nommait deux autres de ses camarades) nous voulions absolument épouser des femmes riches… — Et comme tous ces beaux plans se sont réalisés ! répondait amèrement M. de Lützow. De ces quatre amis, deux ne se sont pas mariés, les deux autres, trompés dans leur espoir, ont épousé le contraire de la richesse. » Mme de Lützow était présente ; cette révélation, rendue plus cruelle encore par le cynisme de l’aveu, lui fut un coup de poignard. Jusque-là, M. de Lützow avait laissé croire à sa femme qu’il l’avait recherchée par amour, et s’il était irrité de voir ses espérances de fortune si complètement déçues, du moins conservait-il encore dans sa conduite et ses propos une certaine délicatesse de gentilhomme. En était-il venu à ce point d’oublier toute pudeur ? Ainsi, parmi tant de nobles cœurs qui s’étaient offerts à elle, parmi tant d’admirateurs qui l’avaient entourée d’hommages aux heures enivrées de la jeunesse, elle avait choisi précisément celui qui était incapable de l’aimer ! Quelle source de larmes pour une âme délicate et enthousiaste ! Ce n’était pas ici le regret des liens dénoués, des affections évanouies, douleurs poétiquement amères comme dans l’histoire d’Adolphe et d’Ellénore ; c’était une déception vulgaire ; une misérable et prosaïque duperie.