soixante-dix mosquées ; mais soixante aujourd’hui sont abandonnées et en ruines, des quartiers entiers sont déserts, et sur les murs croulans, dans l’emplacement à moitié vide des marchés, de grands vautours au cou nu et rouge, au plumage grisâtre, guettent leur proie sans être inquiétés. La ville est bâtie sur un plateau élevé ; sa fondation ne remonte pas au-delà du XIVe siècle et paraît devoir être attribuée aux Berbères, qui en firent l’entrepôt d’un commerce florissant avec Gogo, ancienne capitale du grand état de Songhay et située bien plus à l’ouest, à peu près à la même latitude, sur le Niger. Le sort d’Agadès a été lié à celui de cette ville. Il y a environ soixante-dix ans, Gogo est tombée au pouvoir des terribles Tawareks, qui l’ont dépeuplée et ruinée. De ce moment date pour Agadès le déclin de sa prospérité ; sa population, qui tirait autant son origine de la race noire du Songhay que des Berbères, a émigré vers le sud et particulièrement dans des villes du Hausa que nous retrouverons dans le cours de ce voyage : Katsena, Tasawa, Maradi, Kano. Elle ne conserve guère aujourd’hui, d’après l’estimation de M. Barth, que sept mille âmes.
C’est quelque chose d’assez bizarre que la situation du sultan d’Agadès. Son élection dépend, et il en était déjà ainsi au temps de Léon l’Africain, du caprice et des intrigues des chefs tawareks. La ville n’a même pas voix délibérative dans cette circonstance. Ces turbulens vassaux ont établi en principe que ce sultan serait choisi dans une famille de grande noblesse que la tradition veut être venue jadis de Stamboul, mais qui n’habite ni dans Agadès, ni même dans l’Aïr ; on conçoit combien la position de ce chef est précaire et difficile au milieu de tribus toujours en guerre. Abd-el-Kader, sultan à l’investiture duquel M. Barth assista, avait déjà régné, puis il avait été déposé, et il le fut de nouveau trois ans après la visite du voyageur. Les revenus de ce triste souverain consistent dans le kulabu (c’est la contribution d’une peau de bœuf que doit lui offrir chaque famille à son avènement), puis en un tribut plus considérable, mais très incertain, prélevé sur la tribu dégradée des Imghad, ilotes de l’Aïr, en droits sur les charges de chameaux entrant dans Agadès, les vivres exceptés, en un petit impôt sur le sel, grand article de commerce dans toute cette partie de l’Afrique, enfin en amendes imposées aux maraudeurs, aux tribus sans lois, et en général à tous ceux qui sont plus faibles que lui. Voici le personnel de sa cour : le kokoy-geré-geré, sorte de vizir qui prélève la taxe sur les marchandises importées dans la place : il accompagne la caravane de sel qui va d’Agadès à Sokoto ; le kokoy kaïna, chef des eunuques ; les fadawa-n-serki, aides de camp ; un kadi et des chefs de guerre.
Le sultan Abd-el-Kader était un homme bienveillant, de peu d’énergie, mais plein de dignité. Abd-el-Kerim, c’est-à-dire Barth, car l’Européen avait pris ce nom[1], plus commode à prononcer pour les indigènes, lui fut présenté en audience. Pour cette entrevue, le voyageur déploya tout le luxe de son costume africain : sandales richement ornées, burnous blanc sur tobé noir. Le sultan, vêtu d’une chemise grise et d’un vêtement blanc, la tête entourée d’un châle de même couleur, le reçut dans une salle basse dont
- ↑ Ce nom signifie le serviteur du Miséricordieux.