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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/154

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des cimes, il néglige cette étude des détails qui aurait pu rectifier la marche de sa pensée. Que de questions laissées indécises dans ce splendide tableau ! Pour n’en citer qu’une seule, on ne sait pas bien, après avoir lu ce livre, quel caractère l’auteur assigne à la religion du Christ. Certes il est impossible, de parler de l’Évangile avec plus d’enthousiasme, de mieux montrer combien le christianisme était nécessaire au monde après le long et inutile travail de l’Orient, de peindre plus vivement la lutte victorieuse qu’il soutint contre tous les dieux antiques acharnés à sa perte. D’où venait cependant cette merveilleuse apparition ? Sortait-elle de la conscience de l’humanité ? La terre avait-elle enfanté le Sauveur, comme elle avait enfanté Bouddha, Ormuzd et Apollon ? Si le christianisme, selon la théorie appliquée par l’auteur aux croyances de l’antique Orient, était une manifestation spontanée de la conscience humaine, que devenait la personne du Christ ? Et si le Christ avait existé, s’il avait exercé un rôle incontestable, qu’était-ce donc que ce personnage extraordinaire ? Un dieu ou un homme ? Un dieu fait homme où un homme fait dieu ? Les questions se multiplient et demeurent sans réponse. Dans un savant travail publié ici même[1], un noble esprit trop tôt enlevé à la philosophie religieuse, M. Lèbre, reproche à M. Quinet d’avoir prématurément entrepris cette histoire des religions antiques. « Nous n’avons pas encore, dit-il, de documens assez complets pour apprécier d’une façon vraiment scientifique les différens cultes de l’Inde et de l’Assyrie, de l’Égypte et de la Perse, et M. Quinet a été amené à confondre sous un même caractère l’extrême variété des théogonies orientales. » L’objection est sérieuse ; celle que je propose me paraît plus grave encore : elle ne porte pas sur l’érudition de l’auteur mais sur le principe même de son livre. En réfutant le docteur Strauss, M. Quinet avait proclamé le rôle personnel et divin de Jésus-Christ ; d’où vient qu’il écarte ici cette question ? Évidemment le principe d’où il est parti a contrarié sa marche ; il n’a osé ni l’abandonner ni le maintenir ; le doute qu’il avait combattu chez le docteur de Tubingue est entré dans son âme : de là le vague de ses conclusions.

Je crois, pour ma part, que M. Quinet, fidèle à l’inspiration de son étude sur le docteur Strauss, pouvait affirmer le caractère surhumain du christianisme sans renoncer à son explication des religions antérieures. Quand on étudie ces choses en philosophe et non en théologien, il faut observer les faits du monde moral, comme le naturaliste observe les faits du monde extérieur ; or il y a ici des faits d’une nature absolument différente : d’un côté, les religions du

  1. Livraison du 15 avril 1842.