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dans son état actuel. Tout le monde le sait en Russie ; mais comment y parvenir sans produire de révolution et de secousse politique ? Telle est la question du jour[1]. »

On remarque les mêmes hésitations chez M. Tegoborski. Cet économiste, qui a fait ressortir avec succès l’importance des forces intellectuelles dans l’œuvre de la production, approuve cependant un autre passage de M. de Haxthausen qu’il prend soin de citer, et qui est ainsi conçu : « Si la grande propriété est nécessaire aux progrès de la civilisation et de la prospérité nationales, ce qui, à mon avis, est incontestable, on ne doit pas encore abolir la servitude ; seulement il serait convenable de la transformer en une dépendance déterminée et fixée par la loi, à l’abri de l’arbitraire seigneurial, comme a cherché à l’établir l’oukase du 2 avril 1842. » En s’appropriant ces observations pratiques et judicieuses, M. Tegoborski[2] prétend que le paysan russe n’est pas ce qu’on nommait autrefois en France taillable et corvéable à volonté. Il rappelle l’oukase de Paul Ier de 1797, qui a fixé le maximum de la corvée à trois jours par semaine, et les lois ultérieures qui ont eu pour but de régulariser ce qui a rapport à cette prestation ; mais quand il serait vrai que, dans certaines circonstances économiques, il ne faut pas condamner une pareille forme de paiement en nature de la part du paysan qui obtient la jouissance d’une certaine étendue de terrain, on doit se hâter d’ajouter qu’il n’y a point de connexion absolue entre le servage et la prestation de travail, entre la confiscation du droit le plus sacré de toute créature humaine et,un mode de redevance.

Il serait superflu de renouveler les protestations qui ont retenti contre le principe de l’esclavage. C’est une question que la conscience humaine ne permet même plus de soulever. Ce qui reste à rechercher, c’est de savoir si l’esclavage subsiste encore en Russie sous les formes adoucies à l’aide desquelles on prétend le dérober aux regards. Le point à examiner est simple : l’homme du peuple, dans ce vaste empire, s’appartient-il, ou est-il dans la dépendance complète d’autrui ? La réponse ne saurait être douteuse, quand le droit de propriété se fonde sur la possession des âmes.

L’économiste Storch, instituteur de l’empereur Nicolas, a publié le cours qui avait servi à l’instruction de ce prince. Comme M. Tourguenef, il n’hésite pas à donner le nom d’esclaves aux paysans des particuliers, en réservant le nom de serfs pour les paysans de la couronne[3]. Tout en reconnaissant que leur situation légale est très malheureuse, il ajoute que les mœurs nationales et l’intérêt bien

  1. Tome Ier, p. 103.
  2. Forces productives de la Russie, t. Ier, p. 327.
  3. Tome IV, p. 200.