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qui démontrent avec une pleine évidence la nécessité de l’émancipation. — Les serfs des particuliers se divisent en deux catégories principales : les serfs attachés à la terre, et les serfs attachés à la personne du seigneur (dvorovié), qui rappellent les esclaves domestiques. Cette dernière forme de servitude est la plus ancienne ; elle se conciliait avec les habitudes nomades des populations primitives. La guerre recrutait, comme elle le fait encore en Afrique, cette population assujettie. On a vu aussi, par les dispositions des anciennes lois russes, que les hommes libres pouvaient se vendre ou s’engager à servir sans condition déterminée, ce qui entraînait leur asservissement. On les appela serviteur par contrat (kabalny hholopi, kabalny lioudy). Jusqu’au recensement prescrit en 1721 par Pierre le Grand, ils furent distingués des paysans attachés à la glèbe ; mais, confondus depuis sur les mêmes registres, ils contribuèrent à rendre plus dure la condition des paysans, dont le propriétaire disposa dès lors arbitrairement, en les attachant à sa personne, si bon lui semblait.

Les serfs personnels, appelés en Russie dvorovié (gens de cour), forment cette domesticité orientale, reste du luxe des sociétés barbares qui consiste surtout à entretenir une suite nombreuse. Cette armée de domestiques n’empêche pas les maîtres russes d’être fort mal servis : un proverbe de ce pays dit que l’enfant qui a sept bonnes a toujours un œil de moins. Il y a là un incroyable gaspillage de forces, et la masse des gens inoccupés donne lieu à des bizarreries monstrueuses. Un propriétaire vivant dans ses terres a chez lui non-seulement ses tailleurs et ses cordonniers, mais aussi des peintres, des chanteurs, des orchestres, quelquefois des troupes d’acteurs et des corps de ballet. On a vu un seigneur vendre à un autre tout un corps de ballet en bloc : les danseurs, les danseuses, tout le matériel, furent expédiés à l’acquéreur dans des fourgons, comme des balles de coton ou des tonneaux d’épiceries. — Chacun a pu entendre naguère à Paris et à Londres d’étranges artistes, serfs russes formés à l’exercice musical : pour exécuter un morceau, il leur fallait se réunir à trente ou quarante, chacun ne sachant donner qu’une seule note. Ils constituaient une espèce d’orgue dont chaque tuyau était remplacé par un homme : admirable image d’un régime de mécanisme ! — Dans une comédie russe, un riche propriétaire, voulant créer un orchestre et un corps de ballet, passe en revue son nombreux domestique. Apercevant un homme à grosses lèvres, il dit : « Celui-ci jouera de la flûte » et ainsi du reste. Dans une autre scène, les danseurs interrompent leur pas de ballet pour saluer respectueusement le seigneur quand il éternue, comme pour lui dire : « Dieu vous bénisse ! » Ce côté grotesque du servage, empreint d’une amère ironie, n’est pas moins instructif que le côté terrible. M. de Haxthausen