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raconte qu’à Nijni-Novogorod, en allant au spectacle, il ne put se défendre d’une extrême surprise, lorsqu’il apprit que tout le personnel, acteurs, chanteurs et chanteuses, se composait de serfs appartenant à un seigneur. La prima donna, actrice choyée du public, habituée aux applaudissemens et aux triomphes, était fille d’un pauvre paysan. Les acteurs qui avaient rempli les rôles de prince, de boyard et de héros étaient également de pauvres hères, fils de serfs attachés à la glèbe seigneuriale. Quel singulier contraste ne devaient-ils pas trouver entre ce rôle momentané et leur situation habituelle, entre l’oubli produit par l’inspiration de l’artiste et le sentiment de leur condition véritable ! Pour avoir le droit d’être acteurs, pour exercer le plus libre, le plus indépendant des arts, ils étaient obligés de payer à leurs seigneurs un obrok, comme on l’exige pour un métier, et d’acquitter ponctuellement la dîme prélevée sur l’intelligence[1]. — Voici, en deux mots, l’histoire du théâtre de Novo-gorod. Un seigneur avait fait construire dans sa terre une salle de spectacle ; il dressa un certain nombre de serfs au métier de musiciens et d’acteurs, et fit exécuter quelques opéras. S’étant ensuite établi à Nijni-Novogorod, il y transporta son théâtre. Il engageait simplement à ces représentations de société quelques amis ; mais, atteint par des revers de fortune, il se décida à faire payer les billets d’entrée, et se fit entrepreneur d’une troupe de comédiens. Après sa mort, il fut remplacé par un autre directeur, et au moment où M. de Haxthausen visitait Novogorod, c’était encore un seigneur qui avait acquis le matériel comme le personnel pour exploiter ce genre d’industrie.

Les dvorovié, lorsqu’ils travaillent au dehors, rapportent au seigneur la redevance annuelle connue sous le nom d’obrok. On en est venu à les exploiter de cette manière pour utiliser une valetaille surabondante, à l’image de ce qui se pratiquait déjà pour les serfs de la terre. Il existe en effet en Russie deux manières de tirer un revenu d’une propriété agricole : on fait travailler les serfs à la terre seigneuriale, ou on leur fait payer une taille annuelle, sous le nom d’obrok. Dans la Grande-Russie, ce dernier mode est le plus ordinairement adopté : la corvée (bartschina), qui consiste en trois jours de travail par semaine, y est moins usitée que dans les anciennes provinces polonaises. Quelquefois le seigneur abandonne aux « paysans à l’obrok » tout son domaine ; il n’exploite plus les terres pour son compte, il n’y réside même pas, et il se borne à toucher les sommes qui lui sont dues par les paysans aux époques fixées. Aucune règle précise ne limite les exigences du maître ; au lieu d’une taille abonnée, pour employer nos locutions du moyen âge,

  1. Études sur la Russie, t. Ier, p. 271.