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étaient destinées à passer leur vie dans une sorte de gynécée. Un grillage serré fermait les fenêtres et les empêchait de voir et d’être vues : elles ne pouvaient se montrer qu’aux yeux de leurs parens. Condamnées à partager avec quelques servantes les fonctions les plus humbles, elles s’estimaient heureuses d’être quelquefois admises à la table de leurs époux. Les peuples néo-latins ont généralement des idées plus libérales sur la destinée des femmes. Avec la domination de Venise s’introduisirent insensiblement d’autres habitudes. Quand un gentilhomme vénitien épousait une fille corfiote, il lui laissait toute la liberté que les Italiens accordent à leurs compagnes. Lorsque les casini ou cercles s’établirent à Corfou, on invita les dames aux fêtes que donnaient les associés ; mais le théâtre leur resta longtemps fermé. Cependant on finit par permettre aux femmes mariées d’y paraître en loge grillée, et plus tard avec un masque. Le masque lui-même finit par être supprimé, et à l’époque où les Français remplacèrent les Vénitiens, les mères partageaient avec leurs filles une distraction dont les unes et les autres se montraient fort avides.

Je voudrais pouvoir dire que Venise rendit aux jeunes gens des Iles-Ioniennes autant de services qu’aux femmes corfiotes, qui lui durent la conquête de leur liberté. Tout gentilhomme ou tout bourgeois qui voulait sortir de l’ignorance était obligé d’aller étudier dans les universités du continent. Les hommes éclairés avaient essayé de former une espèce d’académie à laquelle manqua la protection du gouvernement, et qui n’eut qu’une durée passagère. Un noble de Corfou avait laissé en mourant des fonds pour l’établissement d’un collège ; son vœu ne fut jamais réalisé. Il n’existait aucune école primaire ; Corfou ne possédait ni imprimerie, ni bibliothèque. Était-ce indifférence de la part des autorités vénitiennes ? N’était-ce pas plutôt la crainte de voir se réveiller dans les âmes, avec la culture littéraire, le patriotisme et les traditions helléniques ? Cette crainte était d’autant plus fondée qu’aucune race en Europe n’a une civilisation aussi ancienne que les Hellènes, ni des souvenirs aussi glorieux. Les Slaves datent d’hier ; les Germains étaient encore des barbares au siècle de Charlemagne ; quoique plus ancienne, la civilisation des Gaules ne remonte guère au-delà de César, et les Latins eux-mêmes reçurent des colonies arcadiennes les premiers germes de la vie sociale.

La situation de Corfou n’était pas malheureusement un fait exceptionnel ; on peut même affirmer que la funeste influence exercée par la vénalité des fonctionnaires vénitiens se faisait mieux sentir dans les îles soumises à de simples provéditeurs. Théaki était gouvernée par un noble de Céphalonie élu par le conseil indigène d’Argostoli ; mais Santa-Maura obéissait à deux provéditeurs choisis par le sénat,