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Il y a dans l’Astrée un assez grand nombre de tours et d’expressions qui n’ont pas survécu à la réforme complète du langage ; mais à chaque page on en rencontre qui annoncent et préparent cette réforme. L’auteur veut-il peindre par exemple les inquiétudes mal fondées d’un amant jaloux, il lui fera raconter ses tourmens en phrases courtes et coupées, où l’on reconnaît le travail d’une langue qui se dénoue :


« Si Philis parlait librement avec Sylvandre, dit Lycidas, oh ! que ses paroles me perçaient vivement le cœur ! si elle ne lui parlait point, je disais qu’elle feignait ; si elle me caressait, je pensais qu’elle me trompait ; si elle ne faisait point compte de moi, que c’était un témoignage du changement de son amitié ; si elle fuyait Sylvandre, qu’elle craignait que je m’en aperçusse ; si elle s’en laissait approcher, qu’elle voulait même que j’eusse le déplaisir de le voir ; si elle se montrait gaie, qu’elle était bien contente de ses nouvelles affections ; si elle était triste, qu’il y avait quelque mauvais ménage entre eux. Bref, toute chose m’offensait[1]. »


Quoique le style de d’Urfé pèche ordinairement par la diffusion, on le voit néanmoins faire souvent un emploi heureux de cette forme elliptique et animée qui est rare chez les écrivains du XVIe siècle. En voici un nouvel exemple que j’emprunte à la conclusion d’un discours où, après avoir développé une théorie philosophique sur l’amour empruntée à Platon et prouvé ensuite que tous les désordres, toutes les fureurs, toutes les douleurs de cette passion proviennent de l’élément sensuel qui s’y mêle, le druide Adamas termine par ces mots :


« Que si nos désirs ne s’étendaient point au-delà du discours, de la vue et de l’ouïe, pourquoi serions-nous jaloux ? pourquoi dédaignés ? pourquoi douteux ? pourquoi ennemis ? Pourquoi trahis ? Et enfin pourquoi cesserions-nous d’aimer et d’être aimés, puisque la possession que quelque autre pourrait avoir de ces choses n’en rendrait pas moindre notre bonheur[2] ? »


Nous n’insisterons pas davantage ici sur la question de forme dans le roman de d’Urfé, d’autant que nous allons retrouver cette question en examinant cet ouvrage sous d’autres points de vue. Nous ne prétendons pas non plus que l’auteur de l’Astrée soit absolument supérieur à tous les autres prosateurs de cette première période du XVIIe siècle. À commencer par les Mémoires de Marguerite de Valois, dont la rédaction appartient aux deux ou trois dernières années du siècle précédent, et qui se distinguent déjà de la plupart des mémoires antérieurs par la coupe heureuse des phrases, l’élégante facilité des tours, et en finissant par la célèbre traduction de

  1. Astrée, t. II, p. 792.
  2. Astrée, t. II, p. 133