Ces controverses, qui abondent dans l’Astrée, méritent qu’on s’y arrête un instant. C’est un des côtés les plus curieux de ce roman, le côté par lequel il représente peut-être le plus vivement l’époque où il a paru. L’esprit de sociabilité, longtemps refoulé par la vie d’isolement du moyen âge, arrêté au XVIe siècle par le choc des passions religieuses, prend son essor sous Henri IV. Paris pacifié voit s’ouvrir des salons où des hommes et des femmes se livrent en quelque sorte pour la première fois, et avec une ardeur extrême, aux plaisirs de la conversation. Les femmes y apportent cet instinct d’élégance qui leur est naturel et qui tempère la grossièreté des hommes, mais elles n’ont pas encore le goût assez formé pour distinguer la subtilité de la finesse. Les hommes commencent de leur côté par appliquer aux sujets de causerie les plus légers les procédés pédantesques et les arguties captieuses de cette logique scolastique dont leur jeunesse à tous a été nourrie. Quand on voit un cavalier tel que Bassompierre nous raconter qu’avant d’entrer dans le monde il a pendant sept mois consacré une heure par jour à l’étude des cas de conscience, étude qui, par parenthèse, ne semble pas lui avoir profité beaucoup sous le rapport moral, on ne s’étonne pas de rencontrer à cette époque beaucoup de gentilshommes, tout frais émoulus d’Aristote, aimant les subtilités de la casuistique en tout genre, les argumens en forme, et discutant une thèse de galanterie comme une thèse de philosophie ou de théologie[1]. C’est à ce goût du temps que répondent les scènes si fréquentes de l’Astrée où deux bergers remplacent les poétiques duos des bergers de Virgile par des plaidoyers en règle pour et contre l’amour platonique, la fidélité, la Jalousie, la coquetterie, etc. Ces plaidoiries sont amenées d’ordinaire par quelque différend entre bergers et bergères ; les contendans choisissent chacun un avocat, et l’auditoire fait choix d’un juge qui rend un arrêt motivé sur le point en question. En un mot, les choses se passent dans les formes et avec les termes mêmes du palais.
Quelquefois le juge n’a pas peu à faire. C’est ainsi que nous voyons Diane appelée à décider entre trois bergères et trois bergers, dont chacun plaide lui-même sa cause et représente un cas particulier de la jalousie. La sage Diane après une sentence longuement
- ↑ Henri IV lui-même, et cela explique sa passion pour l’Astrée, aimait beaucoup la subtilité ; on le voit, dans ses entretiens avec ses familiers, poser des thèses bizarres, comme celle par exemple qui fournit à l’abbé de Saint-Cyran le sujet de sa première brochure sur les cas, où il est permis à un chrétien, de se tuer innocemment. On voit aussi le Béarnais, dans ce fameux duel théologique entre le cardinal Du Perron et Mornay, où il figure comme président, argumenter lui-même avec plaisir, et diriger la manœuvre comme à Ivry.