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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/749

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respecté. Si je racontais, ce qui se pourra faire un jour ici même, la vie de Locke, on y verrait la piété et la pureté unies ensemble à la même philosophie qui passe pour l’ennemie de la morale et de la foi. Si donc cette philosophie a produit, selon les temps ou les personnes, des fruits différens, c’est que les conséquences qu’on lui impute ne sont pas inévitables, c’est que des causes individuelles ou sociales entrent pour une bonne part dans les résultats de nos systèmes, et que tout en ce monde ne dépend pas des idées.

N’est-ce pas d’ailleurs calomnier ou la philosophie ou la France du XVIIIe siècle que de défendre ainsi la première? Helvétius et d’Holbach sont-ils donc ses seuls et légitimes interprètes? N’a-t-elle donc enseigné que l’athéisme et la licence? Parmi ceux qui se sont fait un nom, un seul écrivain, Diderot, a plaidé l’athéisme. Le scepticisme de d’Alembert ne l’a pas assez combattu, et le silence de Buffon n’a fait, dit-on, que le dissimuler. Pourtant le même siècle ne leur a-t-il pas suscité des adversaires redoutables? A d’Alembert, qui ne sait pas tirer des mathématiques la preuve des droits souverains de la raison, Montesquieu n’est-il pas là pour demander si, avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux, comme pour lui faire entendre que la géométrie relève de la vérité éternelle? Or concevoir une vérité éternelle, c’est s’élever à Dieu même. Si Diderot, après bien des variations, bien des contradictions, en vient à dire brutalement : « Mettez à la place de Dieu une matière sensible en puissance d’abord, et puis en acte, et vous avez tout ce qui est produit dans l’univers, depuis la pierre jusqu’à l’homme, » Rousseau n’est-il pas là pour lui répondre : « Si la matière mue me montre une volonté, la matière mue selon de certaines lois me montre une intelligence...? Agir, comparer, choisir sont des opérations d’un être actif et pensant : donc cet être existe. Où le voyez-vous exister, m’allez-vous dire? Non-seulement dans les cieux qui roulent, dans l’astre qui nous éclaire; non-seulement dans moi-même, mais dans la brebis qui paît, dans l’oiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, dans la feuille qu’emporte le vent. » Enfin nulle part plus que dans les corps organisés ne se montre un dessein révélateur d’une sagesse suprême, et l’on sait qu’un ancien disait que les recherches anatomiques sont un hymne à la Divinité... Cet hymne silencieux, on assure que Buffon lui-même ne l’a pas entendu, et il semble en effet que la réserve de son langage tende à substituer à l’idée d’une intelligence souveraine celle de la nature universelle; mais c’est ici que Voltaire s’écrie : « Et si je vous disais qu’il n’y a point de nature, et que dans nous, autour de nous, et à cent mille millions de lieues, tout est art sans exception? »

On pourrait multiplier les citations. On pourrait alléguer le stoïcisme spiritualiste de Vauvenargues. On pourrait montrer le plus