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le sort ; seulement la bonne est pour celui qui marche le premier.

— Eh bien ! dit Christian, je marcherai le premier et je ferai lever le gibier ; mais si quelqu’un ne tient pas à le tuer de sa propre main, c’est moi, je vous le déclare, et même j’avoue que je préférerais beaucoup avoir le temps d’examiner la pantomime et l’allure vivante de la bête.

— Mais si, avant que vous puissiez l’examiner, elle fuit et nous échappe ? On ne sait rien du caprice qu’elle peut avoir. L’ours est peureux le plus souvent, et, à moins d’être blessé, il ne songe qu’à disparaître. Croyez-moi, Christian, chargez-vous de l’attaque, si vous tenez à voir quelque chose d’intéressant. Autrement vous ne verrez peut-être que la bête morte après le combat, car il paraît qu’elle est retranchée dans un lieu étroit, derrière d’épaisses broussailles.

— Alors j’accepte, dit Christian, et je vous promets de vous faire voir, ce soir, sur mon théâtre, une chasse à l’ours où je tâcherai d’introduire des choses divertissantes. Oui, oui, je serai aussi amusant que possible pour vous prouver ma gratitude. Et à présent, major, dites-moi ce qu’il faut faire, et de quelle façon on s’y prend pour tuer un ours proprement, sans le faire trop souffrir, car je suis un chasseur sentimental, et force m’est de vous avouer que je n’ai pas le plus petit instinct de férocité.

— Quoi ! reprit le major, vous n’avez même jamais vu tuer un ours ?

— Jamais !

— Oh ! alors c’est très différent ; nous retirons notre proposition. Personne ici n’a envie de vous voir estropié, cher Christian ! N’est-ce pas, camarades ? Et que dirait la comtesse Marguerite, si on lui ramenait son danseur avec une jambe broyée ?

Le lieutenant et le caporal furent d’avis qu’il ne fallait pas exposer un novice à une rencontre sérieuse avec la bête féroce ; mais le nom de Marguerite, prononcé là au grand regret de Christian, lui avait fait battre le cœur. Dès ce moment, il mit autant d’ardeur à réclamer la faveur qu’on lui avait octroyée qu’il y avait mis d’abord de modestie ou d’indifférence. — Si je puis tuer l’ours un peu élégamment, pensa-t-il, cette princesse barbare rougira peut-être un peu moins de notre amitié défunte, et si l’ours me tue un peu tragiquement, le souvenir du pauvre histrion sera peut-être arrosé d’une petite larme de pitié versée en secret.

Quand le major vit que Christian était évidemment contrarié d’avoir à s’en remettre au sort, il engagea ses compagnons à lui rendre son tour de faveur. Seulement il s’approcha du danneman et lui dit dans sa langue : — Ami, puisque tu vas en avant avec