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la plus arriérée du travail agricole, celle qui occasionne le plus de perte de forces, prévaudrait définitivement, et rendrait plus difficile toute réforme ultérieure.

Rien de plus naturel que ce mouvement en présence des institutions communistes du peuple russe. Les paysans de la couronne produisent à peine les denrées nécessaires à leur subsistance, et les paysans seigneuriaux qui paient l’obrok fuient l’agriculture pour se livrer à l’industrie. Ce sont les domaines exploités au moyen de la corvée qui alimentent les villes et qui fournissent à l’exportation le blé destiné au marché européen. Avec les facilités du débouché, cette branche de la production ne peut que se développer, et les vices de l’organisation économique entraînent ce singulier effet, que le progrès de la richesse agricole se traduit par l’extension de l’exploitation directe de l’homme au moyen du travail servile. Personne n’ignore combien ce travail est inférieur à celui de l’ouvrier libre[1]. Le paysan qui s’acquitte en une monnaie dont il détermine lui-même le titre n’a garde d’en augmenter la valeur intrinsèque ; un proverbe polonais, pracowac jak na panszczyzne (travailler comme à la corvée), traduit à merveille l’infériorité relative de ce labeur. Tout le monde y perd : le temps, ce capital précieux, dont le prix est surtout inestimable dans les pays qui commencent à exploiter les richesses naturelles du sol, le temps s’écoule sans produit correspondant ; la journée du serf n’équivaut pas à la demi-journée d’un ouvrier libre. Cela seul suffirait pour expliquer le bénéfice de l’émancipation : les mêmes hommes accompliront plus de besogne, et tout le monde en profitera.

Il n’est pas inutile d’entrer dans quelques détails sur les résultats du système de la corvée, tel qu’il est pratiqué en Russie. Suivant la fertilité du terrain, le seigneur conserve le tiers, les 2/7es ou même seulement le quart des terres, en assignant le reste aux paysans, qui lui fournissent au moyen des corvées le travail nécessaire. L’économiste Storch prétend qu’en moyenne les paysans obtiennent par âme 4 1/2 dessiatines (près de cinq hectares) pour cultiver 3 dessiatines du champ seigneurial. Cette proportion de 4 dessiatines 1/2 par âme sert de règle obligatoire pour les emprunts que les propriétaires contractent à la banque. Il ne faut pas oublier que l’économie agri-

  1. Il y aura bientôt un demi-siècle que la société économique de Saint-Pétersbourg a mis au concours la question suivante : « Déterminer d’après un calcul exact du temps, de la qualité et du prix du travail, laquelle des deux manières de cultiver les terres est plus profitable, celle qui se fait par des esclaves, ou celle qui emploie des ouvriers libres. » M. Jacob remporta le prix en 1814. Son livre prouve, par une foule d’exemples tirés de la culture des terres en Russie, combien cette culture est inférieure à celle des pays où elle se fait par des bommes libres. Depuis lors, rien n’a changé, ni le mode de culture, ni le sort des paysans. On ne saurait reprocher à la réforme projetée aujourd’hui d’être une œuvre improvisée à la hâte.