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injustice qui a trop souvent jusqu’ici dominé leurs rapports? L’injustice! c’est bien là tout à la fois le mot, l’effet et la preuve de la haine. Le jour où vous comprenez, c’est-à-dire où vous rendez justice, vous ne pouvez plus raisonnablement haïr. Il y a une dizaine d’années encore, on se plaisait entre Anglais et Américains à se mal juger, à se mal comprendre. Les livres publiés des deux côtés de l’Atlantique sont là pour en faire foi : la popularité s’attachait, comme toujours, aux ouvrages qui flattaient l’opinion ou le caprice du moment, et le popular whim demeurait dans les deux pays le dénigrement réciproque. S’il est vrai que les convictions publiques ont deux modes d’expression, l’acte et la parole, et que de notre temps elles s’expriment encore plus fréquemment, plus fortement même par la parole que par l’acte, il est raisonnable de chercher dans les écrits d’un peuple le degré auquel est parvenue sa faculté de comprendre d’autres nations, le développement de son esprit de justice à leur égard. Eh bien ! il y a dix ans encore, le public anglais accueillait favorablement les fables plus ou moins amusantes, les caricatures plus ou moins spirituelles de Mme Trollope sur les Yankees. Il n’était peut-être pas absolument convaincu de l’exactitude de tout ce que racontait l’ingénieux écrivain; mais il aimait à voir l’Amérique telle que les livres de Mme Trollope la lui montraient, et son erreur lui plaisait comme une vengeance. Les choses ont bien changé, et il n’y a pas longtemps qu’une des plus grandes dames de l’Angleterre, lady Emmeline Stewart Wortley, a pu faire paraître un livre intéressant surtout par la vive sympathie que, de la première à la dernière page, on y trouvait pour certains côtés de la civilisation américaine. On m’objectera sans doute que de bien plus grandes autorités littéraires ont abondé dans le même sens, que Dickens et Thackeray ont aussi rendu justice à l’Amérique; mais de tels exemples, qu’on me permette de le dire, prouvent moins que l’autre. Les esprits éminens, par cela même qu’ils le sont, se détachent du public et peuvent n’être d’accord avec l’opinion que deux siècles après leur mort; mais ceux qui sont de la foule et subissent son influence montrent ce que la foule est en mesure de s’assimiler, ce qu’elle agrée, ce qui a cessé de l’étonner ou de lui déplaire. Pour cette cause, il ne me semble pas sans intérêt de voir la fille du duc de Rutland, l’enfant gâté de la société sous certains rapports la plus factice, la plus exclusive, la plus hautaine qui fut jamais, se com- plaire dans la société américaine, s’y trouver à son aise, avouer cette impression à ses compatriotes, et se faire lire, approuver même en l’avouant. Ceci eût été impossible il y a vingt ou vingt-cinq ans, et, quel que soit le fait dont on puisse dire : « Il était impossible, il ne l’est plus aujourd’hui, » ce fait ne saurait être sans importance; car il marque une variante ou un progrès dans les jugemens d’un