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ses traits, et j’en ai rarement vu de plus mobiles. À peine était-elle là que sa figure pâlit et prit une expression sérieuse qui touchait presque à la tristesse ; il me parut même que ses traits étaient plus sévères, plus calmes. On eût dit qu’elle venait de s’apaiser. Nous passâmes de l’autre côté des mines (Anouchka marchait derrière nous), et nous nous mîmes à admirer les points de vue. Lorsque ; l’heure de dîner fut venue, Gagine paya la vieille et lui demanda une dernière cruche de bière ; puis, se tournant vers moi, il me dit avec un sourire malin : — A la santé de la dame de vos pensées !

— Il a donc… vous avez donc une dame qui vous occupe ? me demanda subitement Anouchka.

— Qui n’en a pas ? répondit Gagine.

Anouchka resta quelques instans pensive ; l’expression de sa figure changea de nouveau, et un sourire assuré, presque hardi, reparût sur ses lèvres.

Nous reprîmes ; le chemin de la maison, et Anouchka recommença à rire et à folâtrer avec plus d’affectation encore qu’auparavant. Ayant cassé une longue branche, elle la posa sur son épaule comme un fusil, et s’entoura la tête de son écharpe. Je me souviens que nous rencontrâmes une nombreuse famille d’Anglais, blondins à la mine guindée ; ils arrêtèrent tous sur Anouchka, comme s’ils eussent obéi à un mot d’ordre, leurs yeux de verre, dans lesquels se peignait un étonnement calme et froid, et elle se mit à chanter à pleine voix, comme pour les narguer. Lorsque nous fûmes rentrés, elle remonta immédiatement dans sa chambres et ne reparut, qu’au moment du dîner, parée de sa plus belle robe, coiffée avec soin, la taille serrée dans son corset et les mains gantées. À table, elle se tint avec dignité, mangea très peu, ne but que de l’eau. C’était un nouveau rôle qu’elle voulait jouer en ma présence, le rôle d’une jeune personne modeste et bien élevées. Gagine la laissa faire ; il était facile de voir qu’il ne la contrariait en rien. Parfois seulement il se bornait à me regarder en haussant les épaules, comme pour me dire : — C’est une enfant, soyez indulgent. — Aussitôt que le dîner fut fini, elle se leva, nous fit une révérence, et, mettant son chapeau, elle demandai Gagine la permission d’aller voir Frau Louise.

— Depuis quand as-tu besoin de ma permission ? lui répondit-il avec son sourire habituel, cette fois cependant un peu mêlé de surprise ; tu t’ennuies donc avec nous ?

— Non, mais hier encore j’ai promis à Frau Louise d’aller la voir ; puis je croyais que vous aimeriez mieux passer la soirée seuls tous deux. M. N… ajoutait-elle en me désignant, te contera encore quelque chose.